RSD 2 / Chicago Madness


 

D. F. Von THORFELD

 

 

 

REDSTONE DUKE

 

Chicago Madness

 

 

 

Prologue

 

Jamais je n’aurai pensé que ma vie prendrait une telle orientation.

Je tentais jour après jour de mettre du sens à tout ce qui m’entourait.

Contre toute attente, j’arrivais à faire face aux déferlantes quotidiennes d’évènements extraordinaires.

Le seul rocher dans cette tourmente s’appelait Adam. Il était mon protecteur, mon confident, un peu comme mon grand frère.

J’avais renoncé à la peur qui m’avait mainte fois desservit. À présent, je courrais au devant de ma vie, en gardant l’espoir d’un dénouement heureux.

La fin du semestre

Les jours passaient. Ce fut la date d’anniversaire des dix-huit ans d’Allen, bientôt suivi par celui d’Ethan.

À cette occasion, O’Chan leur offrit un vol Sydney-Chicago et leur donna des enveloppes rouges qui contenaient les porte-bonheurs chinois traditionnels.

Le soir venu, je profitai de notre balade pour fêter leur majorité.

  • Joyeux anniversaire, m’écriai-je en les embrassant tendrement. C’est pour vous !

Je leur tendis une petite boite à chacun.

  • Merci, Aria, dit Allen, un peu ému.
  • Merci, Aria ! laisse-moi deviner… La clef du paradis.
  • Seulement les clefs de notre maison de Chicago. Le paradis, c’est être avec vous chaque jour de ma vie. Ces clefs sont encodées. Il n’y a que vous qui puissiez les utiliser.

Le visage d’Allen virait un peu sur le rouge. Je l’enlaçai, extrêmement émue par sa réaction.

  • J’ai autre chose pour vous, déclarai-je.

Je leur tendis deux autres boites emballées dans du papier doré. Promettez-moi de ne pas les ouvrir avant d’être dans l’avion pour Sydney.

Je réprimai difficilement les sanglots qui montaient dans ma gorge.

  • Promis, me répondit Ethan en caressant tendrement une de mes joues.

Je compris qu’il avait deviné ce qu’il y avait à l’intérieur.

Pour la première fois il fut débordé par ses émotions, je vis brièvement ses yeux humides. Il me prit dans ses bras pour me remercier, mais aussi pour cacher ce qu’il ne voulait pas me montrer trop longtemps.

Cette nuit, je fis l’amour à mes deux hommes. Ce fut mon troisième cadeau.

—–

Les jours défilaient dans l’insouciance. Je me consacrais aux études. Je passais du temps dans le bâtiment d’enseignement, apprenant tout ce qui était disponible sur les arts martiaux internes, la médecine chinoise et la cuisine extrême orientale.

Chaque fin de journée, je dédiais trois heures à l’entrainement, en compagnie d’Ethan et d’Allen. À tour de rôle, ils m’enseignaient les deux formes du Liu He Ba Fa Chuan. Je progressais vite, malgré la complexité, l’intrication et la fluidité des mouvements, qui coulaient telle l’eau d’un torrent sans jamais s’arrêter.

Je revis plusieurs fois O’Chan. Il m’enseigna les techniques respiratoires d’ouverture de l’orbite microcosmique. Je commençais à ressentir la montée de mon énergie vitale tout le long de ma colonne vertébrale. La connexion avec le ciel ne tarderait pas à se manifester, m’avait-il affirmé.

O’Chan était très satisfait de mes progrès. Il me complimenta, quand je lui annonçai que j’avais une impression bizarre au sommet de ma tête, comme si de l’eau en jaillissait pour couler tout autour de mon crane. Il me confia que les garçons avaient mis plus d’un an pour atteindre cet état.

Lors de nos dernières rencontres, il m’apprit les mouvements qui mobilisent les huit méridiens extraordinaires et me conseilla de les travailler le plus souvent possible.

—–

Les semaines passèrent dans cette douce routine pour devenir des mois.

Je me réveillai angoissée. Il ne restait plus que deux jours avant la fin du semestre. Je me séparai de mes hommes qui dormaient encore.

J’avais reçue la confirmation de l’horaire d’atterrissage de mon jet privé. Il venait de décoller de Chicago ce matin.

Demain, ils prendraient un vol pour Sydney tandis que moi je retournerais en Amérique du nord.

J’avais du mal à accepter de ne plus les revoir avant longtemps. Je venais de vivre les quatre plus beaux mois de toute ma vie. Mon adolescence prendrait bientôt fin.

Je priais pour que tout se passe bien.

Je passai ma journée collée à eux. Le soir une fête improvisée fut organisée par Elisée, Célia, Aiko et Kenji.

Nous avions trouvé le nom de notre Maison familiale. « Diablerets Invictus », pour rappeler notre bataille dans les sous-sols de la montagne.

Aiko et Kenji nous traduisirent quelques-uns des poèmes japonais qui parlent d’amitié et de loyauté. Cette nuit mes yeux ne cessèrent de pleurer de tristesse et de joie.

Célia et moi échangeâmes nos adresses. Elle vivait à Toronto,  à moins d’une heure d’avion de Chicago.

J’invitai nos quatre amis à me rejoindre chez moi, quand ils le souhaiteraient, pour passer quelques temps tous ensembles.

En fin de la soirée, Charlie nous déclara qu’il était heureux de nous avoir eu pour étudiants dans son école, et qu’il attendrait notre retour en comptant chaque secondes.

Mes larmes redoublèrent, au point que les garçons durent me prendre dans leurs bras pour me consoler.

L’aube arriva au terme d’une nuit blanche. Je m’attardai dans leurs bras, profitant de la rassurante présence d’Allen et la forte aura protectrice d’Ethan.

Vers huit heures, nos bagages furent emportés par les machines de Charlie. Adam occupait ma plus grande malle.

Ce fut pour moi un déchirement, quand la porte de notre logement se referma derrière nous.

Notre dernier petit déjeuner ensemble, avant ce qui me semblait être une éternité, fut le prétexte à l’évocation de nos souvenirs.

Je nous remémorai leur « Salut et Bonne journée Aria » qui m’avaient tant faite enrager. Ils me contèrent leur coup de foudre quand j’apparus pour la première fois devant eux.

Finalement, le moment arriva de quitter cette cafétéria que j’aimais tellement.

Un peu avant dix heures, nous étions dans le train rapide qui sillonnait le cœur de la montagne.

Arrivés au terminus, nous franchîmes la zone qui indiquait que nous venions de quitté l’école pour le territoire Suisse.

C’est ici que nos chemins se séparaient. Une voiture m’attendait pour rejoindre l’aéroport de Sion, mes hommes devaient prendre une navette pour se rendre à Genève.

  • Aria, nous avons pensé qu’il fallait que tu aies un objet qui ne te quitterait pas, me dit Allen.
  • Ce n’est pas grand-chose, mais c’est ce qui nous représente le mieux, m’annonça Ethan.

C’était une jolie boite blanche. Je l’ouvris pour découvrir une bague formée par trois anneaux qui s’entrelaçaient. Celui du milieu était d’un blanc argenté, les deux autres étaient de couleur rouge sombre et or brillant.

  • Le blanc argenté est celui qui te représente, m’expliqua Allen.
  • L’or brillant c’est Allen, continua Ethan, et le rouge sombre…
  • C’est toi, terminais-je en fondant en larme.

Il me fallut plusieurs tentatives pour parvenir à les laisser s’en aller, renouvelant à chaque fois mes derniers baisers.

Finalement, j’entrai dans la voiture. À mon grand désespoir, elle démarra.

La distance qui nous séparait n’en finissait plus de grandir.

La solitude m’envahit de nouveau. Après des mois d’absence elle était de retour. Je touchai la bague qui brillait à mon doigt, comme la promesse d’un futur heureux.

Le véhicule sans conducteur me déposa à l’aéroport.

Un robot démodé vint récupérer mes trois malles et mon grand sac en toile de marine épaisse, couleur bleue océane. J’y avais casé une partie des affaires qui se trouvaient dans la malle occupée par Adam.

Vince Benson, mon garde du corps, m’attendait devant les portes automatiques du comptoir d’enregistrement.

Un grand blond d’une quarantaine d’années aux traits taillés à la serpe. Il suivait mes pas depuis que j’avais treize ans. Il était bien plus que la personne qu’avait choisie mon père pour assurer ma sécurité. J’étais contente de le revoir. Je le savais compréhensif et d’une loyauté à sans faille.

J’adoptai un ton enjoué pour masquer ma tristesse.

  • Bonjour Vince !
  • Comment vas-tu, Aria ? Content de te revoir.
  • Ça peut aller, mentis-je. J’ai beaucoup de chose à te raconter.
  • Nous aurons tous le temps pour cela durant le vol. Je vais surveiller la mise en soute de tes bagages.
  • Pas la grande malle, le priai-je. Je souhaite qu’elle soit avec nous en cabine.
  • J’informe le service des bagages.

Il donna des ordres par son terminal, au contrôleur qui gérait l’acheminement des effets personnels.

Il m’invita à le suivre pour passer les contrôles. Quelques minutes plus tard, nous nous dirigions vers la zone d’embarquement privée. Nous étions suivis par un auto-chariot qui portait la malle dans laquelle se trouvait Adam.

Sur le tarmac, ma peine augmenta encore d’un cran. Je demandai à Vince de me laisser un moment seule.

Il ne me restait plus que quelques mètres à faire pour gravir les marches du jet. Notre avion décollerait et je quitterai les lieux qui m’avaient vu renaitre.

Je contemplai une dernière fois les hautes montagnes. Le sommet des Diablerets se détachait haut et majestueux dans son manteau de glace. Il rappelait cruellement mes garçons.

Je pénétrai dans notre avion. La porte se referma derrière moi.

La piste défila sous le fuselage. Je serrais ma bague en essuyant les dernières larmes suisses qui roulaient sur mes joues.

Les roues quittèrent la piste.

—–

 

Le bleu du ciel

 

Je m’abîmai pendant plus d’une heure dans la contemplation des nuages. Ils nous entouraient de toute part.

Les turbulences que nous traversions me ramenaient à la réalité. Dans moins de huit heures nous serions à destination. Mes hommes devraient attendre un jour et demi avant d’atterrir à Sydney.

Vince s’était installé trois sièges plus loin. Il lisait tranquillement un journal. Sentant que je l’observais il leva la tête et me sourit.

  • Tout va bien, Aria ?
  • Oui, merci Vince.
  • Ton séjour à l’école s’est bien passé ?

Je hochai la tête, me rappelant les bons moments que j’avais vécu ces derniers mois.

  • Tu as sans doute des amis à présent ? Il serait bon que tu rompes cette solitude qui s’est installée, suite au décès de ton père.
  • J’ai fait la connaissance de merveilleuses personnes. Elles doivent me rejoindre bientôt à Chicago.
  • Un petit ami ?
  • En quelque sorte…

Je ne voulais pas évoquer ma nouvelle vie privée, j’avais peur de fondre en larmes.

  • Je suis content pour toi, Aria.

Il se fit discret comme à son habitude en se replongeant dans son périodique. Je repris ma lecture et y passai quelques heures.

Par la suite, j’entrepris de noter les moments les plus marquants de mon séjour. Ma première rencontre avec les garçons, notre première nuit d’amour, son déroulement si spécial que j’avais soufflé à mes amants et dont ils s’étaient parfaitement acquittés, avec une douceur qui me procurait encore des frissons.

Je relatai dans le détail ma rencontre avec O’Chan, nos longues discussions. J’évoquai ma relation d’amitié avec mes quatre têtes rougissantes, leur façon bien à eux d’entretenir des rapports intimes.

Un peu plus tard je réussis à m’assoupir. Je fus réveillée par des turbulences. Vince était toujours à la même place.

  • Veux-tu un jus de fruit ou un peu d’eau. Dans moins de deux heures nous seront en approche de notre aéroport. Tu devrais t’hydrater.
  • Je veux bien un jus d’orange, s’il te plait.

Il se dirigea vers le fond de l’appareil et revint avec mon verre. Tout en buvant, je constatai que j’avais soif. L’air de la cabine était beaucoup plus sec que celui de l’école.

Je jetai un œil par le hublot, nous survolions déjà le territoire nord-américain.

L’atmosphère de la cabine devait manquer d’humidité. Mes yeux piquaient un peu. Je les frottai machinalement, constatant que ma vue n’était plus très nette.

Une grande lassitude m’envahit.

Mon verre glissa de mes doigts pour tomber sur la moquette. J’essayai de parler mais ma langue était en plomb.

«  Croyiez-vous vraiment, que nous allions vous laisser prendre part au conseil d’administration du groupe Spacel, » dit une voix qui provenait de l’intercom.

Je regardai Vince, toujours assis en face de moi. Il me souriait à travers la brume qui m’entourait de toute part.

Je fis un effort pour me redresser. Je titubai vers lui en espérant qu’il vienne à mon aide. Il ne bougeait pas. Il me regardait tranquillement, toujours avec cet affreux sourire.

Je m’affalai à ses pieds.

« Vous serez bientôt remplacée, Aria, par une de ces choses que vous avez vu dans le sous-sol suisse. Vous ne serez plus un problème pour nous. Vous deviendrez… Plutôt, votre double deviendra, un de nos plus fidèles exécutants. Quand à vous, une fois que vous ne nous serez plus d’aucune utilité, vous serez simplement dissoute. Comme on le fait pour un déchet inutile et encombrant… »

Je sombrai dans un rêve peuplée de mes peurs les plus sombres.

—–

J’eus vaguement conscience d’ouvrir les yeux.

Le bleu du ciel, c’est ce qui occupait tout mon champ de vision. Un merveilleux bleu que je connaissais bien. Le bleu des yeux d’Ethan, qui emplissait mon cœur de bonheur à chaque fois que je les avais admirés.

  • Réveille-toi Aria, entendis-je dans le lointain.

Le bleu se transforma progressivement en une vraie paire d’yeux.

« Je rêve », pensai-je cotonneuse.

C’était pourtant les yeux d’Ethan qui me fixaient. Je regardai ses cheveux pour en être sûre. C’était les cheveux d’Allen que je vis. Sa belle chevelure brune, à la fois douce et parfaitement ordonnée contrairement à celle d’Ethan.

Allen-Ethan était penché sur moi. Je souhaitais de tout mon cœur qu’il m’embrasse. Je tendis mes lèvres vers lui, incapable de mouvoir mon corps toujours absent de ma conscience.

« Ça va aller mieux dans quelques minutes, Aria. »

C’était Charlie que j’entendais dans mon oreille.

  • Je suis de retour à l’école ? demandai-je péniblement.

« Non, tu es toujours dans ton jet. Je te parle grâce à l’interface à intrication quantique installée sur Adam. Reste tranquille encore une minute, le shoot d’adrénaline qu’il vient de t’injecter va bientôt te remettre sur pieds. »

Je reconnu enfin le visage d’Adam en face de moi. Il souriait.

  • Je suis partant pour le bisou mais je ne crois pas que ça plaise ni à Ethan, ni à Allen, affirma-t-il.

J’arrivais péniblement à me redresser. Il me cala contre l’assise d’un fauteuil.

Les sons ambiants parvenaient de nouveau à ma conscience. J’entendais le très léger bruit des turbines du jet.

  • Je dois reconnaitre que tu as une poisses peu commune, repris Adam sur un ton blagueur. Très bonne idée de me garder en bagage à main… Dans le cas contraire tu n’aurais pas tardé à flotter dans une cuve.

Bien, je vois que tu va mieux. Il nous reste une heure avant d’atteindre Chicago. Va falloir la jouer serrée. Ils t’y attendent sans doute avec une grande housse plastique. En fait, je crois qu’atterrir à Chicago n’est plus une option. Nous allons procéder autrement.

  • Où est Vince ?
  • Sa tête regarde ses fesses, dit-il en pointant son pouce derrière lui. Son clone est en train de se décomposer gentiment, comme ceux qui ont été désactivés dans les sous-sols. D’ailleurs, je vais m’en occuper au plus vite. Je note une augmentation de gaz pas vraiment respirables dans la cabine. C’est trop confiné, contrairement aux sous-sols suisses. Je vais le mettre dans la soute et la purger pour que les gaz s’évacuent. Je suis chanceux, il a la même stature que moi. Si ça ne te gêne pas, je lui emprunte son costard et ses godasses. Je n’ai rien de très seyant à me mettre, hormis cette combinaison jaune de très mauvais goût.
  • Merci de m’avoir sauvée…
  • Je t’en devais une. Sans toi, j’aurais été déclassé.

Il me tendit son poing serré. Je checkai maladroitement ses phalanges en rigolant.

Je parvins à me mettre debout.

Adam déshabillait le clone. Je notai que la tête de mon faux garde du corps regardait effectivement ses fesses.

Une fois fait, il déverrouilla l’accès à la soute. Sans aucun état d’âme, il balança le corps.

  • Que crois-tu qu’il soit arrivé à mon vrai Vince ?
  • Charlie pourra sans doute te le confirmer… Je crains qu’il ne soit mort à l’heure qu’il est. Où très proche de l’être. Je ne vois aucune raison pour qu’ils le gardent en vie. Quelqu’un ne tardera pas à le retrouver, victime d’un malheureux accident.

« Il est dans le vrai, » confirma Charlie. « Tu dois sérieusement envisager qu’ils l’ont tué et qu’ils se sont débarrassés du corps. »

Je tombai lourdement dans mon siège, ma tête tournait. Vince, une des rares personnes qui comptaient pour moi avait sans aucun doute été tué. Il fallait que ça cesse… Je n’allais plus me contenter d’esquiver, je comptais bien attaquer le plus tôt possible. Je devais prévenir les garçons pour qu’ils fassent attention.

  • Charlie, as-tu un moyen de contacter Ethan et Allen ? Il faut leur dire de prendre toutes les précautions nécessaires à leur sécurité.

« Absolument, Aria, j’ai un bureau sur Sydney qui reçoit les candidatures des personnes surdoués. Je vais dépêcher le robot-psy qui l’occupe pour qu’il les prévienne. »

  • Merci Charlie tu es au top ! S’il te plait, ne leur raconte pas tout ce qu’il vient de se passer. Ils seraient dans l’heure qui suit en partance pour Chicago. Dis leur seulement d’être prudent. Je ne veux pas qu’ils courent le moindre risque. C’est mon affaire. Il faut que je règle tout toute seule cette fois.

« Je comprends.  Pourtant, je serais rassuré de les savoir avec toi. »

  • Moi aussi, seulement je ne veux plus être égoïste. À compter de ce jour, rien ne leur arrivera plus par ma faute.

« Ils vont t’en vouloir… »

  • C’est certain… Mais s’ils m’en veulent, ça voudra dire que je serais toujours en vie et en mesure de les accueillir dans quelques semaines.
  • Très juste, souligna Adam en imitant l’accent Québécois. Pour commencer changeons notre plan de vol. Nous allons atterrir là où les vautours ne nous attendent pas.
  • Pourquoi parles-tu en français maintenant ?

Il pénétra dans le cockpit sans me répondre. Je le suivis. Il prit place sur le siège du pilote. Je m’installai à coté de lui.

  • Charlie, envoie-moi le manuel de pilotage de notre coucou, je te prie.

« C’est chose faite, Adam. »

  • Bon, voyons voir. En premier shunter nos balises de positionnement et sortir de la couverture radar. Ça c’est un jeu d’enfant.

Il désactiva l’autopilote et se saisi des commandes électriques du bord.

  • J’établis une connexion avec le programme du calculateur de l’appareil. J’inhibe sa capacité à contrôler ses extensions électroniques et je shunte les balises. Nous sommes à présent invisibles pour la plupart des hostiles. Voyons voir si je rase toujours aussi bien les mottes…

Il fit descendre notre jet tout en réduisant fortement le régime des turbines.

  • Ne reste pas là à rien faire… Ouvre la porte de notre taxi et cueille-moi quelques pâquerettes.

Je rigolai de bon cœur à sa blague.

  • Comment se fait-il que tu sois si diffèrent des autres ?
  • Une de mes programmations initiales portait sur la psychologie enfantine. Je devais m’occuper de moutards et de jeunes boutonneux. J’ai un grand répertoire de blagues un peu neuneu. Je maîtrise parfaitement tous les styles comiques des « has been » du one man show.
  • Ok, je vois. Tu sais aussi être sérieux ?
  • J’ai du mal, mais pour ta bonne cause je ferai des efforts, bébé. N’oublie pas que je suis le dernier de la série Alpha, celle qui avait une âme.

L’altimètre indiquait à présent 120 pieds, le tachymètre affichait 110 nœuds.

  • Nous venons de dépasser le Maine, constata-t-il. Dans deux heures, ni vus ni connus, nous nous poserons sur la piste d’un minuscule aérodrome qui borde le Comté du Prince Edward en Ontario. De là, il nous faudra rallier Chicago.

Le paysage défilait rapidement autour de nous. Adam pilotait comme s’il l’avait fait toute sa vie.

De temps à autre, je retenais mon souffle aux abords d’une colline frôlée d’un peu trop près. Le jour commençait à décliner. Il était dix-huit heures sur cette partie du Canada.

La piste se profila enfin au bout du nez de notre appareil. Ce fut une formalité pour Adam. L’atterrissage se déroula sans incident.

  • S’il te plait, débarque nos affaires du jet. Ensuite, sers-toi du nettoyeur haute pression de la soute pour faire disparaitre les restes du clone. Je m’occupe de remettre de l’ordre dans la cabine. Quelqu’un va se soucier de savoir qui nous sommes, nous ne resterons pas seuls très longtemps.
  • Ok, Aria, c’est comme si c’était fait !

Munie de lingettes humides, je passai en revue l’intérieur de l’appareil.

Tout en me demandant si cela servait à quelque chose, je frottai les accoudoirs et le haut du dos des sièges, ainsi que les endroits que nous avions pu toucher. Je n’oubliai pas les verres et le bar. Les magazines du bord disparurent dans mon sac.

Je terminai mon tour du lieu en nettoyant les poignées de porte et les boutons tactiles de l’avion.

Je récupérai les restes de la grande malle qu’avait défoncée Adam pour me porter secours.

Je quittai le bord satisfaite et refermai consciencieusement derrière moi.

Je rejoins Adam qui venait de terminer le nettoyage.

  • Les résidus du faux Vince se sont complètement dissous dans l’eau. Je ne sais pas comment ils arrivent à faire ça… Une fois mortes ces saletés ne laissent pratiquement aucune trace.
  • Que va-t-on faire de mes bagages ?
  • Ya quoi dedans ?
  • Des fringues, mes livres, rien de très irremplaçable…
  • Laissons tout dans la soute.

Une voiture se dirigeait vers nous, en provenance du hangar technique. Un vieux gars tout maigre, s’extirpa d’une vieille Cadillac.

  • Soir mam, m’sieur. Z’avez des problèmes pour avoir atterri dans c’coin perdu ? Henry Stiffer, je suis le patron du…, dit-il en brassant de l’air avec son bras.
  • Bonsoir Monsieur Stiffer. Notre calculateur de vol dysfonctionnait, nous avons été obligés d’utiliser les commandes manuelles. J’espère que vous pourrez prendre soin de notre appareil ? J’enverrai une équipe de maintenance dès que possible.
  • Bien sûr ma p’tite dame, acquiesça-t-il en se grattant la tête. Ça vous coûtera deux cent cinquante dollars de gardiennage pour la journée.
  • C’est parfait ! Voici mes coordonnés bancaires, lui annonçai-je en lançant un transfert en direction de son terminal.

Il jeta un rapide coup d’œil aux informations qui s’affichaient sur son bracelet.

  • Merci mamzelle, z’êtes les bienvenus ! Vous avez besoin d’aut’chose ?
  • Un véhicule… Pouvez-vous nous en prêter un ?
  • Vous le louer, avec plaisir ! j’ai une bonne camionnette qui roule au pétrole, fit-il en se grattant de nouveau la tête.
  • C’est tout ce que vous pouvez nous proposer ?
  • Elle appartenait à mon père, il la tenait d’son père. Suis très attaché à s’tangin. Vous voyez mamzelle, faudra pas m’l’abîmer !

À mon tour je me grattai la tête. Heureusement, Adam mit fin à ma réflexion.

  • Parfait, elle fera l’affaire !

Quelques minutes plus tard, il chargeait mon bagage à l’arrière du tas de fer que l’homme nous avait gentiment proposé.

  • Je conduis cette poubelle, Adam.
  • Tu as ton permis p’tite mamzelle, fit-il en imitant la voix de l’homme.
  • Je l’ai eu les doigts dans l’pif mon gars, rétorquai-je en souriant.
  • Alors c’est parti mam, à fond les manettes !

La nuit venait de tomber. J’allumai manuellement les phares. L’antique camionnette jaune était poussive. J’étais pied au plancher sans arriver à dépasser les 50 miles à l’heure.

  • Cette fois ci, c’est moi qui vais cueillir des pâquerettes. Je serai presque tenté de sortir pousser cette vieille
  • Je veux un bouquet, souris-je. Toronto est à plus de cent quatre-vingt kilomètres, il nous faudra trois heures pour y arriver. Si tout se passe bien nous y serons vers vingt-deux heures.
  • Tu as faim, fillette ?
  • Oui !
  • Arrêtons-nous à Belleville pour que tu puisses manger un bout. Je prendrai le volant.

Au premier drive, je commandai un burger et un milk-shake. Nous avions échangé nos places.

Adam conduisait en chantant « Cotton eye Joe » tout en produisant un son d’harmonica et de violon.

J’étais contente qu’il soit avec moi. Je me dis que rien ne pourrait entamer sa bonne humeur, à ce moment c’était tout ce dont j’avais le plus besoin.

Avant de m’endormir, bercée par une chanson romantique et le ronronnement du moteur de la camionnette, je pensai à mes garçons en touchant ma bague.

De temps en temps j’ouvrais un œil. Adam, imperturbable, conduisait tout en douceur.

  • Toronto, annonça-t-il. À l’heure qu’il est, ils doivent se démener pour retrouver notre jet. M’étonnerait pas qu’ils mettent du temps, l’endroit est éloigné de tout. Nous n’allons pas tarder à croiser les premières caméras de surveillance. Tu as une casquette dans ton sac ?
  • Oui ! Crois-tu qu’ils puissent accéder au réseau vidéo du trafic routier canadien ?
  • Aucune idée. Mets la casquette sur ta tête, visière bien rabattue. Je suppose que ton terminal est hautement sécurisé ?
  • Oui, mon père y tenait beaucoup. Impossible de me localiser.
  • Bien, dans ce cas… Visse la casquette sur ton crâne !
  • Ok !

Je vissai ma casquette en souriant, puis je restai un instant silencieuse prise par mes pensées.

  • Adam !
  • Oui, Aria ?
  • Tu comprends les sentiments humains ?
  • Je maitrise parfaitement ces choses stupides. Pourquoi me poses-tu cette question ?
  • Penses-tu que c’est possible d’aimer deux hommes en même temps et pour toute la vie ?
  • Tu ne vas pas me rider les couilles avec tes états d’âmes !
  • Non… Je t’en prie c’est sérieux, réponds-moi ! Et… ne jure pas s’il-te-plait.
  • Je ne suis pas le mieux placé pour te l’expliquer, mais je peux essayer. Ce que j’ai compris à force de côtoyer les humains c’est qu’ils sont changeants. Je ne leur dénie pas la chance qu’ils aient de progresser sur un chemin de vie, mais ce que je trouve fatalement mortel chez eux, c’est leur carence en matière d’analyse à long terme.
  • Comment ça ?
  • Par exemple ! Un humain n’est pas capable d’envisager l’ensemble des possibilités d’action sur un échiquier dès lors que la première pièce est avancée.
  • Il y a trop de possibilités !
  • Et pourtant je suis capable de le faire.
  • Tu veux dire que nous ne sommes pas en mesure d’envisager l’ensemble des évènements qui se produiront au cours d’une vie et c’est pour cela que parfois nos chemins se séparent alors que nous ne le souhaitons pas ?
  • Précisément. Mais vous avez malgré tout la possibilité de remettre les choses à plats quand ce que vous vivez ne correspond plus à vos attentes.
  • C’est ce que nous faisons en permanence !
  • C’est ça votre solution. Vous avez la capacité que n’ont pas les machines à vivre dans le présent. Je répondrai oui à ta question. Tu es parfaitement capable d’aimer deux hommes en même temps et pour toute ta vie, si dans ton présent tu le décides. En fin de compte, ça ne dépend que de toi.
  • Je t’ai posé une question stupide ?
  • Oui.
  • Merci ! m’écriai-je.

Je le saisis par le cou pour l’embrasser bruyamment sur la joue.

  • Hé ! tu me prends pour un synthétique facile ?

Il fit semblant de s’offusquer tout en me regardant un sourcil levé.

Nos rires explosèrent dans l’habitacle. J’avais retrouvé le moral.

  • Mes garçons me manquent.
  • Je sais… C’est normal. Ils sont faits pour toi ! Belles gueules, jolies discours et chemises bien repassées. Parfois j’aimerai être humain.
  • Ce n’est pas si facile… Mais juste pour les quelques mois que j’ai vécu avec eux, ça valait le coup.
  • Tu les retrouveras bientôt, je te le promets, mam !

Notre camionnette s’inséra dans le trafic fluide de Toronto, je posai ma tête sur son épaule. Il me regarda. Il paraissait surpris par mon comportement.

  • Nous avons deux options… Une halte dans un motel, ou continuer notre route, après avoir rempli le réservoir de cette caisse malodorante. Que décides-tu ?
  • Rentrons au plus vite, s’il te plait.
  • Ok mamzelle ! Je m’arrête à la prochaine station. Toi tu t’occupes de ta pause bio et de faire quelques courses de bouffe. Traine pas dans les toilettes, je n’ai pas envie de rosser les poivrots du coin. Ils doivent pulluler à cette heure de la nuit.
  • Pas de soucis. Je suis une pro dans ce domaine. N’oublie pas que j’ai fait mes classes à Chicago.

Une fois le plein de la voiture effectué et ma provision de vivre dans un sac en papier, Adam fit vrombir le moteur de la camionnette.

  • Direction Chicago, m’exclamai-je.
  • Prochain arrêt, Détroit !
  • Comment va-t-on procéder, pour te faire passer la frontière ?
  • Te bile pas, tu es ma propriétaire légitime et puis je bénéficie toujours de ma nationalité, dit-il en affectant un air important.
  • Comment ça ?
  • Je suis citoyen de l’école Redstone Duke, qui est reconnue mondialement en tant qu’état à part entière. J’ai une empreinte électronique qui l’atteste. De plus, en ma qualité d’Alpha, j’ai un statut officiel de diplomate. Notre voiture ainsi que nos bagages ne peuvent être fouillés.
  • J’ignorais que Redstone Duke eut des diplomates !
  • Au début de l’aventure, lors de la constitution de l’école, nous avons été les ambassadeurs choisis pour représenter notre tout jeune état. Je suis le seul encore en fonction. Ce qui fait de moi le dernier diplomate synthétique au monde.
  • Merci Charlie !

« De rien, Aria. J’ai toujours su que tu apprécierais de découvrir certaines des qualités oubliées d’Adam. »

  • Tu as des nouvelles de mes hommes ?

« Aucune pour le moment. Leur avion a décollé depuis plus de treize heures. Ils ont déjà fait escale à Dubaï. Ils doivent atterrir à Singapour dans moins de trente minutes. »

Immédiatement je leur envoyai un message texte.

« Profitez bien de votre escale sur Singapour, je vous aime. Aria. »

« Il l’ont reçu, » m’informa Charlie.

Quelques secondes plus loin, deux messages entrants s’affichaient sur mon terminal.

« Tout va bien pour toi ? Personne ne t’a tiré dessus, n’a tenté de te découper ou je ne sais quoi d’autre ? Tu nous manques. Je t’aime. Très bel anneau (anniversaire). Ethan. »

« Je m’étonnais de ne pas avoir eu de messages avant celui-ci… Tout doit être pour le meilleur je suppose ? Ethan n’arrête pas de me parler de toi. Un doux dur fou amoureux qui cache bien ses sentiments… Je t’aime. PS : l’anneau est très beau, merci Aria. Allen. »

« Tout va bien pour nous ! Nous sommes en route pour Détroit, Profitez bien de votre escale. Vous me manquez. Aria. »

  • Comment vont-ils ?
  • Ils sont en pleine forme apparemment. Je suis heureuse que tout se passe bien pour eux.
  • Parfait !

Mon terminal vibrait. Deux nouveaux messages que je consultai fébrilement.

« Detroit ? Qui c’est nous ? Ethan. »

« Tu veux dire Chicago ? Comment ça, nous ? Allen. »

Je souris, ravie qu’ils me posent cette question.

« Je suis en compagnie d’un diplomate, trèèèèès prévenant, il conduit notre voiture, il est aaaaaaaadorable. » J’ajoutai un petit smiley clignant de l’œil.

Je riais. Adam me regardait interrogatif. Deux nouveaux messages s’affichèrent.

« C’est qui ce gus ? Ethan. »

« C’est presque drôle… Presque. Allen. »

J’affichai un air satisfait en répondant.

« Ne vous inquiétez pas, je suis avec Adam, il conduit notre voiture. Je vous aime. Votre Aria. »

Deux nouveaux messages apparurent.

« Je n’avais jamais vu Ethan aussi rouge… Ne le refais plus, il risque de décéder. Faites attention à vous. Allen. »

« Toi… Tu ne perds rien pour attendre… Ne t’avise plus de tester ma jalousie ! Ethan. »

  • Le bonheur à ma porte, déclarai-je tout sourire.
  • L’amour te va bien au teint.
  • Merci ! répondis-je joyeusement.

J’avisai un très vieux poste radio dans la cabine. Je l’allumai en espérant qu’il fonctionne. Je tournai un gros bouton, cherchant une station qui diffusait un style de musique correspondant à mon humeur du moment. Par chance j’accrochai « Red Hot Chili Peppers » qui interprétaient « Under the bridge ». Je me mis à chanter, bientôt accompagnée par Adam.

J’étais heureuse de l’avoir avec moi, alors que quelques temps auparavant cette situation m’aurait mise mal à l’aise. Que de changements en si peu de temps, constatai-je.

Adam nous fit visiter Toronto en diagonale. Une grande ville où il semblait faire bon vivre. Elle bourdonnait d’activités en son centre.

Il nous fallut une heure pour rejoindre l’autoroute 401.

Les miles défilaient sous nos roues et sur les chansons qui les accompagnaient. Nous chantions à tue-tête, insouciants et joyeux.

J’étais particulièrement heureuse d’avoir eu des nouvelles de mes amours, mais aussi de rentrer chez moi.

Deux heures plus tard, alors que nous n’étions plus très loin de London, Adam me fit remarquer que la highway sur laquelle nous roulions depuis Toronto, s’appelait « l’Autoroute des Héros ». Il prit une pose triomphante et une nouvelle fois j’éclatais de rire.

Nous arrivions sur London, mon terminal affichait minuit et demi. J’avais besoin d’une pause bio.

Dix minutes de halte dans une station-service, le plein de nouveau fait et nous étions repartis.

Encore trois heures de route pour rejoindre Détroit, notai-je. Je me mordis la langue, en réalisant que j’allais demander à Adam s’il n’était pas fatigué de conduire.

  • Je vais essayer de dormir un peu, réveille-moi avant d’arriver sur Détroit, s’il te plait.
  • Ok chef ! nous en avons encore pour trois bonnes heures. Je te réveillerai quinze minutes avant d’entrer dans l’agglomération.

Je me calai de mon mieux contre le montant de la porte. J’avais roulé mon sweat blanc à capuche en guise de coussin. Trouver le sommeil ne fut pas facile.

Les visages d’Allen et d’Ethan me bercèrent, jusqu’à ce que tout s’effiloche et devienne le rêve d’un rêve d’une nuit Ontarienne.

  • Aria !… Ariaaa !

Je me réveillai la bouche pâteuse totalement dans le brouillard.

  • Mouais…
  • Je vois les lumières de Détroit.
  • Tu as une bonne vue, conclus-je en me recalant contre mon sweat.
  • Aria ! Réveille-toi bon sang. Quand nous aurons passé la frontière, je m’arrête dans le premier motel venu. Tu as besoin d’une douche et d’un bon lit.
  • Je ne dis pas non, cette camionnette me rend folle.
  • Elle a l’avantage de ne pas pouvoir être tracée. Pas d’équipement électronique, pas de dossier de location… Donc ils ne savent pas à quoi elle ressemble.
  • Et si le type de l’aéroport a passé des coups de fil pour se renseigner sur notre jet ?
  • Dans ce cas nous n’allons pas tarder à les voir rappliquer sur nous. On doit changer de moyen de transport.
  • Quel moyen de transport envisages-tu ? Le train ? L’avion ? Une location ? Dans tous ces cas il faudra payer avec mon terminal et ils pourront savoir où nous sommes, ronchonnai-je.
  • Il faut trouver un véhicule qu’ils ne pourront ni localiser, ni identifier.
  • Facile à faire, grinçais-je! Tu me portes sur ton dos jusqu’à Chicago…

Il fit la moue.

  • Ben quoi ? Je suis sûre que tu peux courir plus vite, que ce tas de boue qui nous colle aux fesses depuis l’atterrissage.
  • Raaaah ! tu as tes règles, ou quoi ?
  • Non, je n’ai pas mes règles. Je veux juste rentrer chez moi sans passer des heures à ramer dans cette camionnette. Je suis persuadée que ce gars a passé des coups de fils pour se renseigner…
  • Passons la frontière, je suis sûr qu’une idée va me venir.
  • Et si rien ne vient ?
  • Aria… Pense positif !

Je ronchonnais dans mon coin. J’étais fatiguée, j’avais effectivement besoin d’une douche et d’un bon lit.

  • Je vais prendre par Ambassador Bridge, nous ne serons pas loin de l’interstate 94.

Passer la frontière ne fut pas compliqué. À cette heure, seulement quelques véhicules nous précédaient. Au point de contrôle, Adam présenta sa main au scanner. Les feux passèrent au vert.

  • Un bon point pour toi !
  • J’ai des doigts de velours, mam…

L’instant d’après, nous nous engagions sur l’échangeur en direction de l’i94.

  • Là ! Il y a un motel, signalai-je en le montrant du doigt. Prends la prochaine sortie, s’il te plait.
  • Comme tu voudras, c’est toi le boss.

Quelques minutes plus tard notre véhicule s’approchait de l’établissement.

  • Gare la voiture dans cette ruelle, soyons discret.

Je saisis mon sac. Adam sur mes talons, je me dirigeai vers le motel vétuste qui ne semblait pas éclairé. Deux anciennes Harley Davidson étaient garées devant l’entrée. La réalité augmentée de mon terminal m’indiqua qu’elles portaient les couleurs des GreyHounds, un gang de bikers de seconde zone.

  • Je t’avais bien dit qu’une idée allait me venir ! Regarde, les clefs sont sur le contact. Tu sais piloter une bécane ?
  • Mon père en possédait plusieurs. Il était fan de motos.

Adam s’installa sur la plus grosse.

  • C’est une Milwaukee-Eight 1868cm3, version 107, elle fonctionne à l’essence. Je te présente la tienne, une Victoria Freedom 1731cm3, j’aime bien sa couleur rouge. Par contre, la peinture noire de la mienne ne fait pas ressortir convenablement les contours de sa silhouette.
  • Tu ne vas pas pinailler sur la couleur quand même !
  • C’est une question de principe ! Je n’aime pas qu’on gâche le potentiel d’un châssis ! À fortiori si je l’ai entre mes cuisses, conclu-t-il comme si c’était une évidence.

J’essayai la mienne. Elle était confortable, pile poil faite à ma taille.

  • Hé les gonzesses, virez vos culs de pétasses de nos bécanes.

Deux bikers s’extirpèrent d’une grosse voiture qui stationnait sur le parking du motel.

Un était grand, plutôt mince, l’autre était énorme et extrêmement musclé.

Je chargeai mon sac sur l’épaule et m’apprêtai à partir. Adam descendait nonchalamment de sa Harley.

  • C’est une occasion en or, il nous faut ces deux machines, martela-t-il en chuchotant.
  • Je préfèrerai éviter de nouveaux problèmes.
  • Pas question que je te porte sur mon dos jusqu’à Chicago. On règle ça et on s’en va avec les bécanes.

Les deux hommes se rapprochaient de nous.

  • Vise-moi la danseuse ! Mate son châssis, putain… Je vais te débourrer ma pouliche, après moi tu ne connaîtras plus de vrais mecs. Jack, occupe-toi de cette fiotte en vitesse, dit-il en pointant Adam du doigt, après, on va reconduire Mademoiselle en voiture.

Je regardai Adam.

  • Recule-toi, Aria, je m’en charge.
  • Non, non, je suis un peu à cran. Il faut que je me détende, ça va me faire un bien fou. Tu prends Monsieur grande saucisse, je m’occupe de Monsieur gros dindon.

À moins de deux mètres, l’énorme volatil me faisait face. Il rigolait grassement.

  • Elle a quoi dans son bagage, des ours en peluche ?

Je lâchai la bretelle de mon grand sac en toile. Il produit un bruit sourd en touchant le sol.

  • Je ne souhaite pas vous blesser, annonçai-je.
  • Quel caractère ! Tu veux te battre ? Allez vas-y, frappe-moi avec tes petites mains, rigola-t-il en avançant son énorme tête.

Je sautai gracieusement dans sa direction. Je lui décrochai un coup de poing dans la mâchoire. J’entendis un craquement d’os. Son sourire disparu. J’achevai mon travail en pivotant sur un pied. Mon talon faucha sa tête au niveau de la tempe. Il tituba. L’instant d’après, j’entendis le même bruit qu’avait fait mon sac en touchant le sol.

  • Sale pute, hurla le Jack en fouillant fébrilement dans son dos, je vais te buter.

Adam bondit sur l’homme. Il saisit la main qui tenait l’arme que le Jack venait de sortir. Il la broya sans qu’un seul des traits de son visage ne bouge. L’homme commençait à crier. Il le fit taire d’un puissant coup de tête.

  • Le Jack a crié. On a moins de dix minutes avant qu’une voiture de patrouille ne s’amène, m’annonça-t-il en se déshabillant rapidement.

Je le regardai sans comprendre.

  • Tu fais quoi ?
  • T’as déjà piloté une Milwaukee-Eight en costard ? Monsieur Jack saucisse est juste un peu plus grand que moi, ça devrait aller.

Il récupéra au passage son arme et sa paire de lunettes noires.

Je regardai mes vêtements. Il avait raison ! Je m’empressai de sortir de mon sac le blouson aviateur à col fourrure et ma paire de Ray ban.

Adam, nouvellement vêtus d’un jeans, de bottes et d’un blouson de cuir noir insista pour prendre mon bagage avec lui.

Les deux roues vrombirent. Quelques minutes plus loin, nous étions sur l’interstate 94 en direction de Chicago.

  • Aria ! entendis-je dans mon oreille.
  • Oui ?
  • Je te propose de rouler une cinquantaine de kilomètres, après on sortira pour que tu te reposes. Il y a un duvet dans le coffre de cette bécane.
  • Parfait !

Moins d’une heure plus tard, à côté d’Ypsilanti, il avisa un endroit tranquille sur la berge du lac Ford.

Je fis une toilette rapide. L’eau était froide, mais je ressentais le besoin de me décrasser de tout ce que nous venions de vivre.

J’installai au sol le duvet qu’Adam m’avait donné. Une fois couchée je le regardai. Il me fit un clin d’œil.

  • Bonne nuit, Aria. Profite bien, je te réveille dans quelques heures.

Ma dernière image fut celle d’Adam. Il se tenait debout, immobile à quelques mètres de moi.

J’émergeai toute seule d’un sommeil agité, le soleil venait de se lever. Je consultai mon terminal, cinq heures s’étaient écoulées. J’étais plutôt en forme. Adam, accroupi près de sa Harley me souriait.

  • J’en ai profité pour travailler sur nos machines. Reposée ?
  • Ça ira. J’ai faim !
  • Mauvaise nouvelle… Si tu règles une addition avec ton terminal, nous risquons d’être repérés.
  • J’ai quand même faim ! grognai-je.
  • Partons, nous trouverons bien une solution.

Je repliai le duvet et enfourchai ma machine.

  • Victoria n’a plus que la moitié de son carburant, annonçai-je.
  • Le tiers pour ma Milwaukee.
  • Elles ont faim, déclarai-je laconique, à la manière d’Ethan.
  • Si vous vous y mettez à trois contre moi on va pas s’en sortir, grogna-t-il à son tour.

En route sur l’i94 en direction de Jackson, je commençais à perdre espoir. Après une trentaine de kilomètres, je remarquai une vielle voiture rangée sur la bande d’arrêt d’urgence. Une mamie tête à la fenêtre semblait en difficulté.

  • Adam, arrêtons-nous !
  • Je ne suis pas très chaud. Elle a sans doute contacté un dépanneur.

Je stoppai quand même à son niveau, suivi d’Adam qui tempêtait dans mon oreille.

  • Bonjour Madame. Avez-vous besoin d’aide ?

Elle me déclara d’une voix fluette que son pneu arrière droit était crevé et qu’elle n’avait pas de cric pour changer la roue, mais que de toute façon elle ne saurait pas le faire.

  • Avez-vous appelé une dépanneuse ?
  • Non jeune fille, je crois bien avoir oublié mon téléphone à la maison.
  • Restez à l’intérieur, Madame, nous allons changer votre roue. Cela ne prendra que quelques minutes.

Je fis un rapide clin d’œil à Adam.

  • Soulève, je m’occupe du reste.

Il me décrocha un regard mécontent. D’un bras il décolla le véhicule du sol.

Je m’empressai de démonter la roue et la remplaçai par la galette de secours. Une minute plus tard je finis de resserrer les boulons.

  • Voilà madame, vous pouvez repartir, déclarai-je.
  • Oh… Vous êtes adorable jeune fille. Voici cent dollars pour vous, prenez-les.
  • C’est très gentil de votre part Madame, Dieu vous bénisse. N’oubliez pas de faire réparer votre roue !

Je retrouvai Adam qui m’attendait sur sa Milwaukee.

  • Ça s’appelle la solidarité féminine…

J’exhibai deux billets de cinquante.

  • Sans commentaire, mam !

Il tapotait de ses doigts le réservoir.

  • Grimpe sur ta bécane, il y a une station-service entre Brill Lake et Sherman Lake. On devrait pouvoir y arriver avec les vapeurs d’essences. Sinon… tu pousses !
  • Monsieur est froissé ?
  • Sans commentaire.
  • Oui… Monsieur est froissé, rigolai-je.
  • Non, je ne suis pas froissé…
  • Si !

Il démarra en me faisant signe de suivre.

 

Chicago

Pendant qu’Adam remplissait nos réservoirs, dans la boutique de la station, je me rassasiai de beignets à la confiture arrosés d’un thé.

  • Chicago d’une traite, sauf si tu as envie de pisser, annonça-t-il.
  • J’ai déjà envie de pisser.
  • Pas de bol, mam, les réservoirs sont pleins. Partons !

Je ronchonnai juste pour la forme en enfourchant ma Victoria.

Il faisait beau. Contrairement à la camionnette, nos machines efficaces et confortables avalaient la route sans aucune difficulté.

Deux heures et demie plus tard, nous n’étions plus qu’à quelques dizaines de kilomètres de Chicago.

  • Nous abandonnons les bécanes.
  • La loose ! Tu plaisantes… Comment vat-on faire sans ?
  • Ça s’appelle le bus.
  • Je n’ai jamais pris le bus, lui avouai-je, intriguée et excitée à l’idée d’en découvrir l’ambiance. C’est cool !
  • Content de l’apprendre ! Tu verras, c’est comme le vélo, sauf qu’on ne pédale pas.
  • Je vais devoir te donner des cours de savoir vivre, l’informais-je, bougonne.

Il rigolait.

  • Sur un plan légal, je ne suis pas vivant. Tu vas perdre ton temps.

Les Harley se retrouvèrent dans des fourrés.

Adam, muni d’un chiffon imbibé d’essence, frottait consciencieusement toutes les parties avec lesquelles j’avais été en contact.

L’arrêt de bus n’était qu’à six cent mètres.

Une vingtaine de minutes plus tard, je montai pour la première fois dans un transport en commun routier des États-Unis.

  • C’est plutôt cool le bus, dis-je en arrivant au terminus de la ligne. C’est grand !
  • Reposant, admit-il en soupirant.

Le métro succéda à l’autocar. Nous étions enfin dans le Loop, à l’intersection de Wells et Madison juste en face de chez moi.

Heureuse de la retrouver, je regardai la Madison Tower. Elle siégeait au 200 West Madison.

Dawn Shadows était toujours à sa place dans le grand hall du gratte-ciel.

Je saluai la sécurité de l’entrée, puis me dirigeai en compagnie d’Adam vers l’ascenseur express privatif qui nous déposa au 45ème étage.

Une minute plus tard après m’être authentifiée, j’entrai dans mon univers en poussant un soupir de soulagement.

La décoration était parfaite, jusque dans les moindres détails de ce que j’avais demandé.

  • Installe-toi où tu veux Adam, tu es chez toi. Fais-moi plaisir, retire les vêtements de monsieur saucisse et commande-toi une garde-robe.

Je récupérai et lui lançai un de mes terminaux de secours.

  • Il est déverrouillé, paramètre le pour qu’il reconnaisse tes biosingularitées. C’est le tien maintenant. Tu as accès tous mes droits et à mon compte en banque, n’exagère pas, mon père n’a jamais souhaité que j’ai beaucoup d’argent à ma disposition !
  • Mam est trop gentille, je vais en faire un bon usage.

Il me sourit de toutes ses dents parfaites.

  • Quelles sont les couleurs que tu aimes ?
  • Heu, je ne sais pas trop, fis-je fatiguée. J’aime le mauve, le bleu, le noir aussi, mais pas que, le rouge, parfois et le jaune s’il n’est pas trop flashy. En fait je crois que j’aime toutes les couleurs, conclus-je. Charlie tu m’entends ?

« Oui, Aria. Aurais-tu besoin de mes services ? »

  • J’aimerai que tu prennes la main, sur l’ensemble des systèmes électroniques et mécaniques du penthouse. C’est possible ?

« Oui. Tu dois me désigner comme gestionnaire de ton système. J’envoie une demande de prise en charge, tu n’as plus qu’à la valider. »

  • Adam, accepte sa demande depuis ton terminal, s’il te plait.
  • C’est fait.
  • Je vais me coucher, Charlie. Occupe-toi de la sécurité, fais les modifs qui te semblent nécessaires. Si tu as besoin de régler une facture, adresse-toi à Adam.

« Repose-toi bien, Aria »

  • Merci Charlie. Adam, si tu as envie de faire un tour dehors, laisse-moi un mot pour me dire où tu seras.
  • Ok mam, fit-il en s’installant sur un des immenses canapés blanc du salon cristal.

En quittant la pièce, je le vis se mettre à pianoter sur l’holo-écran de son terminal.

Je me jetai sur mon lit en prenant seulement la peine d’enlever mon blouson et mes chaussures. J’envoyai un message à mes garçons.

« Nous sommes arrivés au penthouse de Chicago, Charlie est aux commandes de la sécurité des lieux, Adam va bien. Je vais dormir. Vous me manquez. Aria. »

« Nous avons décollé de Singapour. Arrivé Sydney prévue dans sept heures. Tout va bien pour nous aussi, Allen dort. Je te propose une holo-com, quand nous serons tous reposés de nos voyages respectifs. Il faut faire un point sur tout ce que je devine et que tu ne nous a pas dit. Je t’aime, Aria. PS : Allen aussi. Ethan. »

J’étais un peu inquiète de leur raconter ce par quoi nous étions passés avec Adam. Harassée par tout ce que nous venions de vivre, je sombrai dans un profond sommeil.

 

—–

Je me réveillai de mauvais poil à six heures trente le lendemain matin. J’avais faim.

Je passai sous la douche puis m’habillai en vitesse. Je traversai le penthouse pour rejoindre le salon cristal où j’avais laissé Adam.

Il était toujours à la même place. À côté de lui, une montagne de boites vides de toutes les tailles jonchaient le sol.

  • Bien dormi, mam ?
  • Trop !
  • J’ai commandé tout ça cette nuit. Ça m’a été livré par un service drone 24/24.

Il avait changé de garde-robe… Veste et pantalons sombres, chaussures de ville à semelles gomme silencieuses, chemise blanche, cravate fine sombre. Un grand manteau noir était posé à sa droite.

Devant lui, sur la table basse du salon, s’étalait une série d’armes à feu noires et des couteaux de ceinture.

  • Joli le costume ! Tu comptes tuer qui avec tout ça ?
  • Mes cibles sont dans les starting blocks. Tiens, passe ça sur ton teeshirt, m’annonça-t-il en me lançant un gilet.
  • Qu’est-ce que c’est ?
  • Un DS-gel mark2. Ça arrête des munitions de gros calibre à haute vélocité. Il pèse moins de cent grammes pour une épaisseur de trois millimètres.
  • Tu es sûr que j’en ai besoin ?
  • Oui.

Il me montra le sien sous sa chemise.

  • Charlie estime que le risque de te faire plomber les molaires est assez élevé.
  • Il me faut un gilet pour mes molaires dans ce cas… Je ne le porterai pas !

Il fit rouler ses yeux et soupira.

  • Tu commets une erreur.
  • Je veux aller déposer des fleurs sur la tombe de mes parents.
  • Ok, c’est parti. Tu as une caisse ?
  • Oui, dans les garages en sous-sols.
  • Heckler & Koch MP8 et moi on t’accompagne.
  • Fais-toi discret avec.
  • C’est pour ça que j’ai choisi des fringues noires, mam, ça affine ma silhouette.
  • Tu es presque hilarant ce matin…

Il rangea un pistolet dans son étui de ceinture et les couteaux dans la boucle. Puis il logea le H&K sous son bras droit, accroché à son épaule par une courroie.

  • C’est quand même flippant tout ton attirail de tueur.
  • J’ai aussi ce cure-dents.

Il l’exhiba et le cala au coin de sa bouche.

  • C’est pour les situations extrêmes, annonça-t-il en me suivant pour rejoindre l’ascenseur.

Dans les sous-sols, il passa en revue quelques uns des véhicules de mon père.

  • Van GMC, SUV Cadillac, Lincoln limousine, blindée… Moteurs électriques tout ça… Ah ben voila ! Rolls Royce Sweptail, Chiron Super Racing, modèle spécial livré à onze exemplaires en 2026, héhéhé. Celle-là, s’extasia-t-il en s’arrêtant devant la Bugatti. Moteur à implosion de deux mille quatre cent chevaux DIN… Zéro à cent kilomètres heure en une seconde et trois dixièmes.

Je me rappelai soudain un détail sur cette voiture.

  • C’était la préférée de mon père.

Il en fit le tour.

  • Un homme avisé, feu Monsieur ton père !

Surveillance

Nous roulions en direction de Lincoln Square où se trouvait le cimetière Rosehill. Il stoppa la voiture devant la boutique d’un fleuriste non loin de l’entrée.

Quelques minutes plus tard, nous repartions à pieds en direction de l’endroit où mes parents avaient été inhumés.

Je déposai mes fleurs sur la grande stèle et me recueillis un instant. Sentant des larmes envahir mes yeux, je décidai de partir. Adam, silencieux, semblait presque gêné par ma peine.

  • Ça va aller ? se décida-t-il à me demander.
  • Oui, merci.
  • La suite, c’est quoi ?
  • John Paul McAllister, le chef de l’exécutif du groupe Spacel. La chasse est ouverte.
  • J’ai ce qui faut, souligna-t-il en exhibant le canon de son Heckler & Koch.
  • Pas cette chasse là pour l’instant. On va commencer par fouiller ses poubelles.
  • Tu as vu ce costard ! Est-ce que j’ai l’air de ressembler à un éboueur ?
  • Tu prends tout au pied de la lettre. Je voulais dire que nous allons le surveiller. Savoir qui il rencontre et à quoi il occupe ses journées.
  • La Chiron n’est pas le meilleur choix, dans ce cas. Faut changer de caisse. Un van fera l’affaire.
  • À partir de ce soir on planque devant chez lui.
  • Pas sans ton DS-gel mark2, fais-moi plaisir ! Je n’ai pas envie de te ramener toute trouée. Tu plairais surement beaucoup moins à tes deux beaux gosses australiens.

—–

Je passai le reste de la matinée à me renseigner sur John Paul McAllister. Il avait cinquante deux ans, marié à Aneth Burnhouse. Deux enfants, Mike vingt quatre ans et Price vingt deux ans. Il possédait une somptueuse demeure sur North Burling Street. Issu d’une riche famille du Massachusetts. Ivy league, Harvard, major de promotion. Il occupait ce poste depuis plus de dix ans. Avant cela, il avait été à la tête de la branche bio-engineering du groupe Spacel. C’est lui, qui était à l’origine des recherches abandonnées, sur le clonage thérapeutique.

  • Adam !
  • Il faut s’occuper de faire rapatrier le jet sur Chicago. S’il te plait, demande à un garagiste de Détroit d’aller chercher la camionnette de location. Qu’il la ramène à son proprio. On ne sait jamais, il est peut-être attaché à son tas de boue.
  • Je viens d’envoyer deux mails à cet effet.
  • Il nous faut du matériel de surveillance. Je veux pouvoir écouter, voir et enregistrer des vidéos.
  • Je m’en occupe. Je vais changer les plaques et les identifiants électroniques du van. Si on se fait repérer, je ne tiens pas qu’il sache qui est derrière cette surveillance.
  • Bonne idée.
  • Tu sais te servir d’un flingue ?
  • Euh… Non, je n’aime pas les armes.
  • Je comprends ! Mais je préfère que tu en sois capable, ça peut te servir.

Il sortit son automatique et commença à m’expliquer.

  • Sig Sauer SLS, modèle avec silencieux et pointeur laser intégrés, faible recul. Crosse, canon, queue de détente, énuméra-t-il en me les montrant du doigt. Chargeur 15 coups, souligna-t-il en appuyant sur un bouton qui relâcha le magasin. Munitions à fractionnement. Cran de sécurité, marteau, ici la mire de visée. Puits de chargement évasé. Il replaça le magasin. Engager une balle dans la chambre en tirant sur la culasse, dit-il en la manœuvrant. Enlever la sécurité, viser et tirer, finit-il en pointant l’arme devant lui. C’est tout ce que tu as à savoir.

Il me tendit l’arme.

Je regardai cette chose avec appréhension sans la toucher.

  • Merci pour le cours, j’espère que ça ne me servira jamais.
  • Comme tu veux.

Il replaça l’arme dans son étui.

Je ressentis une vague déprime. Je n’aimais pas ma vie actuelle, j’étais en plein cauchemar. Mes garçons recommençaient à me manquer terriblement.

  • Faut que tu te dises que tu n’as pas le choix. Dois-je te rappeler que j’ai sauvé tes fesses pas plus tard qu’avant-hier ?
  • Non, pas besoin… Je suis si transparente que ça, soupirais-je encore plus déprimée.
  • Oui, mais c’est normal. Tout le monde réagirait comme toi. Je trouve que tu ne t’en sors pas mal pour ton jeune âge.
  • Merci, mais ça n’enlève rien à tout ce merdier.
  • Ça ne te va pas de jurer… Je m’occupe du van et du matos de surveillance. Ne sors pas du penthouse sans moi. Charlie, passe en code rouge dès que je serais dehors.

« Confirmé. »

  • Qu’en penses-tu, Charlie, demandai-je en regardant Adam quitter les lieux.

« Tu as trois options. »

  • Tant que ça, rigolai-je étonnée.

« Un, tu ne fais rien et tôt ou tard tu décèdes dans un pseudo accident. Deux, tu renonces à siéger au conseil d’administration du groupe Spacel, tu cèdes tes parts en espérant qu’ils n’essaieront plus de t’éliminer. Trois, tu les élimines de l’équation avant qu’ils ne le fassent. »

  • L’option je pars en Australie, elle n’existe pas ?

« Ça fait partie de l’option Un. Le monde est devenu un mouchoir de poche, Aria. Tu gagnerais du temps sans changer la fin de ton histoire. Il faut que tu parviennes à changer cette fin, ou accepter la tienne. »

  • Selon toi, la mienne est fixée dans vingt à trente mois, lui rappelai-je.

« Elle n’est pas certaine pour autant, il faut que tu t’entraines aux postures et aux respirations d’O’Chan. C’est la seule chose raisonnable à faire pendant les deux heures à venir. »

  • Je n’en ai pas envie, c’est comme si je n’avais plus la force pour ces choses-là.

« Un grand classique de la séparation amoureuse, chez les jeunes sensibles. T’es-tu restaurée aujourd’hui ? »

  • Pas encore, mais je n’ai pas faim !

« Tu ne m’apprends rien, je constate que tu as perdu du poids. Je vais te donner un secret de vie, Aria, si tu me le permets ? »

  • Je t’écoute.

« L’essentiel dans une vie humaine c’est de durer. Pour y parvenir, il faut savoir prendre son temps et garder son cool. »

  • Merci Charlie, je t’aime. Je vais m’entrainer, après je mangerai un bout.

Je passai deux heures dans le gymnase du penthouse à pratiquer ce que m’avaient enseigné O’Chan et mes garçons. Je sentis mon moral remonter.

Charlie avait raison. Je devais apprendre à durer, pour vivre mes rêves et construire ma vie comme je l’avais envisagé, en compagnie d’Allen et d’Ethan.

Je me retrouvai seule dans les cuisines. Après avoir déjeuné, je préparai un thé. J’étais en train de le savourer, dans le vieux mug de mon père marqué par un Q majuscule, quand Adam pointa ses chaussures.

  • Tout est réglé, mam. J’ai équipé le van, collé de nouvelles plaques que j’ai emprunté à un véhicule poussiéreux, garée depuis longtemps dans les sous-sols d’un parking voisin. J’ai hacké et reparamétré l’identifiant électronique, il correspond à nos nouvelles plaques. Charlie m’a informé que mon unité d’entretien sera livrée demain au penthouse. Il faudrait que j’aménage une pièce spéciale rien que pour moi.
  • Tu as l’embarras du choix. Huit chambres sont à ta disposition. Je te conseille la plus grande, celle de mes parents. Je l’ai faite vider de son mobilier, je ne voulais pas qu’elle soit de nouveau occupée. Tu es un peu comme mon nouveau père, lui annonçai-je et tu n’es pas vraiment humain. Je crois que tu as gagné le droit de t’y installer.
  • J’apprécie cet honneur, j’adore les grands espaces, déclara-t-il en sortant.

Dans l’après-midi, Adam m’informa que nous devions nous préparer pour notre nuit de surveillance.

  • Il va te falloir de l’eau, de quoi manger et une bouteille de lait vide.
  • Une bouteille de lait vide ? répétai-je les yeux grands ouverts.
  • Le goulot de la bouteille est large, tu seras en mesure d’uriner sans sortir du véhicule. Il ne faut pas se faire remarquer.
  • Je n’urine pas dans une bouteille de lait, répondis-je en dodelinant de la tête.
  • Bon, comme tu voudras, ça sera la couche pour adulte dans ce cas. Nous ferons une visite dans un drugstore pour acheter un pack.
  • Répugnant. Ya pas une troisième option ? demandai-je en grimaçant.
  • Va pisser et ne bois plus rien.
  • Adam ! une vraie troisième option !
  • Sonde urinaire avec une poche ?
  • Mais noooon, criais-je. Tu n’as rien de plus civilisé ?
  • J’ai bien une petite idée… Il y a la cinquième que je raye d’office… Bon, la sixième et dernière option. Fais-moi confiance, la sixième est très civilisée. Je m’en occupe, pendant ce temps prépare-toi ! Nous partons dans trente minutes.
  • Merci, soufflai-je, sans penser à lui demander en quoi consistait la sixième option et encore moins la cinquième.

Je choisis des vêtements sombres et fonctionnels. Un pantalon de treillis noir, teeshirt et sweat à capuche foncé. Pour les chaussures, il fallait des semelles comme celles d’Adam. Je portai mon choix sur une paire de Geox noires, scratchs et lassés.

J’envisageai les beignets au cas où j’aurai faim. Dans les films, c’étaient toujours la bouffe des flics en planque dans leur voiture. Tout compte fait, je décidai que ce serait du chinois ce soir.

Je passai commande à Sixty five Chinese restaurant, sur Madison. J’arrêtai mon choix sur un Kung Pao chicken et en accompagnement, du riz et un thermos de thé pour me tenir éveillée.

Vingt minutes plus tard, le robot de la conciergerie m’informa que ma commande venait d’arriver.

J’en pris livraison en passant par le rez-de-chaussée, puis direction le garage où devait m’attendre Adam.

  • J’ai de la nourriture et du thé, lui annonçai-je, contente de moi.
  • Parfait ! Donne-moi trois minutes, pour mettre en place la dernière des caméras discrètes que j’ai installées autour du fourgon, et c’est parti pour notre première planque.

Je montai dans la cabine côté passager et m’installai confortablement. L’odeur du Kung Pao chatouillait agréablement mes narines.

Que faisaient mes garçons en ce moment ? Il était dix-sept heures à Chicago et donc huit heures du matin à Sydney.

Je les imaginais en train de petit déjeuner ensemble sur une plage de rêve… où surfaient de très jolies filles ! Je grimaçai. Il faut que je les appelle en chemin… Dans ma tête tournoyaient des centaines de filles en maillots remplis par leurs formes généreuses.

  • C’est bon, nous pouvons partir, m’annonça Adam en montant dans le van. Ça sent le poulet et le riz façon chinoise, dit-il en reniflant.
  • Je ne savais pas que tu pouvais renifler.
  • Si je ne pouvais pas renifler, à quoi servirait le nez que j’ai sur ma figure ?
  • Euh… À ressembler le plus possible à un humain je suppose !
  • En suivant ta logique, poursuivit-il tout en démarrant, si j’ai des bras c’est pour faire plus humain ?
  • Sans doute, repris-je, un peu moins sûre de la validité de mon raisonnement.
  • Et si j’ai un sexe, c’est pour quoi faire à ton avis ?
  • Tu as un sexe ?
  • Tu veux voir ? sourit-il.
  • Nooon ! m’exclamai-je toute rouge.
  • Pense à mettre ton terminal en mode vibreur.
  • C’est fait !

À cette heure-ci, les rues étaient encombrées. Nous avancions péniblement au milieu d’une masse compacte de voiture. Je regardais Adam du coin de l’œil.

  • Tu as vraiment un sexe ?
  • Si j’en ai un, c’est que mes concepteurs ont voulu pousser le détail très loin.
  • Si tu en avais un, à quoi te servirait-il ?

Je le vis sourire de toutes ses dents.

  • À ressembler le plus possible à un humain ! déclara-t-il un moment après.

Un silence pesant s’établit.

  • Si tu veux m’utiliser comme un sextoy, je…
  • Stop ! criai-je presque. J’en ai déjà trop entendu.
  • Ok mam.

Heureusement Ethan n’était pas là. Je priai pour qu’il ne sache jamais que nous avions eu cette conversation.

  • Comment allons-nous faire une fois sur place ?
  • Avec un peu de chance, nous trouverons un stationnement à une distance convenable de l’entrée de la maison. Si ce n’est pas le cas, nous allons devoir revenir dans la rue toutes les dix minutes pour retenter notre chance. Ce qui augmentera le risque de se faire repérer…
  • Et si on se fait remarquer ?
  • Retour à la case départ sans pouvoir revenir.

Je me décidai à composer l’identifiant du terminal d’Allen. Quelques secondes plus tard, à ma plus grande joie la connexion vidéo-holographique s’établie.

  • Bonjour chérie.

Allen était assis devant une table.

  • Bonjour mon cœur, Ethan est avec toi ?
  • Juste à côté. Laisse-moi le temps d’élargir le champ de l’holo-caméra.

Le réglage s’effectua, je vis sur le coin droit de l’hologramme une très belle plage de sable.

  • Bonjour, jolie blonde.

Ethan souriait, visiblement très content de me voir.

  • Vous me manquez, je vous aime, leur déclarai-je.
  • Nous aussi, tout pareil. Comme tu peux voir, poursuivit Allen, nous sommes en train de prendre un petit déjeuner en bordure de l’océan.

Ma joie baissa d’un cran.

  • J’ai très envie de voir ce joli paysage, c’est possible ?
  • Bien sûr. Je fais un panoramique, tu vas aimer !

J’ouvris de grands yeux, pour améliorer ma vision de ce paysage de sable, d’eau et d’écume. Aucune fille à l’horizon. Tout allait bien.

  • Magnifique ! Vous avez une chance incroyable de pouvoir vous réveiller dans une nature aussi belle !
  • Nous préfèrerions être en ta compagnie, rectifia Ethan.
  • Je le sais mon amour, vous savez que moi aussi !
  • Oui, nous n’en doutons pas, acquiesça Allen qui me semblait à présent un peu triste.
  • Aria, que s’est-il passé ? J’ai eu un très mauvais pressentiment, je t’ai senti en danger, s’inquiéta Ethan.

Je leur racontai dans le détail toute l’histoire depuis mon départ. Ils me questionnaient de temps à autre pour préciser certains points. Je pouvais voir leurs visages osciller entre sourire et inquiétude la plus totale. Je terminai sur une note positive, en leur disant qu’Adam était formidable et qu’avec lui je ne risquai absolument rien.

  • Tu peux nous montrer Adam, s’il te plait ?
  • Oui Allen!

Je réglai mon terminal sur trois cent soixante degrés.

  • Salut ! fit Adam en secouant une main en direction de l’holocam, sans quitter la route des yeux.
  • Bonjour Adam, qu’allez-vous faire ce soir ?
  • Nous allons planquer à bord de ce van, devant la propriété de John Paul McAllister. C’est le chef de l’exécutif du groupe Spacel, lâcha-t-il très naturel. Nous avons tout un attirail de surveillance vidéo à notre disposition. Aria a même pensé à prendre de quoi manger, chez le chinois du coin.

Comme je le craignais, les visages de mes amours se décomposaient rapidement en même temps qu’Adam annonçait notre plan de bataille.

  • C’est dangereux, décréta Allen.
  • Je suis du même avis, renchérit Ethan.

Adam exhiba son fusil automatique.

  • Pas de soucis à vous faire, Heckler & Koch sont avec nous.

La couleur des visages de mes amours vira au vert pâle.

  • Tu n’en fais qu’à ta tête, m’engueula Ethan. Tu ne dois pas t’exposer comme ça, ce n’est pas raisonnable !
  • Je ne risque rien, tentai-je de négocier. Comme je vous l’ai dit, Adam est avec moi. Vous savez qu’il préfèrerait se faire couper en morceaux, plutôt qu’il ne m’arrive quelque chose.
  • J’en suis persuadé, mais après qu’ils aient découpé Adam, je crains fort que ce ne soit ton tour.
  • Je vous en prie, je dois prendre l’initiative. Vous savez très bien qu’ils ne me lâcheront pas. Ils vont essayer de m’éliminer dès que l’occasion se présentera.
  • Nous allons raccourcir notre voyage, m’annonça Ethan. Dans trois jours nous prendrons le premier vol pour Chicago. Dans cinq jours nous serons avec toi. En attendant minimise le plus possible les risques. Ne fais rien qui te mettrait en danger.
  • Je suis d’accord avec Ethan. Je t’en prie, prends soins de toi. Pas d’action inconsidérée. Pendant ces trois jours nous serons hors réseau, me prévint Allen. Promets-nous que tu seras hyper prudente, Aria.
  • Je vous promets que je le serai. Vous me manquez terriblement !

Nous tentions tous les trois de faire bonne figure et pendant encore quelques minutes, nous échangeâmes des mots d’amour et bâtîmes des projets à l’occasion de nos retrouvailles. J’étais heureuse de les savoir avec moi dès la fin de cette semaine.

À regret je coupai la communication. J’avais bien conscience qu’ils se faisaient beaucoup plus de soucis qu’ils ne l’avaient manifesté. Je devais tout faire pour ne pas trop m’exposer avant leur arrivé. Malheureusement, les évènements n’allaient pas me laisser ce choix.

Notre van roulait enfin sur North Burling Street. Nous arrivions à proximité de la maison McAllister. Heureusement, la rue était plantée de grands arbres qui offriraient un couvert pour notre planque.

  • Premier passage, annonça Adam en ralentissant. Ici !

De la tête, il me désigna une place libre à une centaine de mètres du portail d’entrée.

Il se gara en douceur et coupa le contact. Sans bouger il observa les lieux. La nuit régnait à présent.

  • Aucune réaction perceptible. Dépêchons nous de disparaitre à l’arrière, chuchota-t-il.

Entre nos deux sièges, je vis qu’il avait découpé une chatière dans la paroi de l’habitacle.

Il escamota le panneau, je passai en premier. Il me rejoint rapidement et repositionna le carré de métal.

  • Ne bouge pas, je vais éclairer notre PC de campagne.

Six holo-écrans s’allumèrent. Ils s’affichaient sur une des parois du Van. Deux sièges leur faisaient face.

Je remarquai une paire de casques audio posés devant nous. L’intérieur du van était tapissé par un tissu synthétique.

Adam anticipa ma question.

  • Matière qui bloque notre dégagement de chaleur. C’est par le toit qu’elle va se diffuser.
  • Et ça c’est quoi ! m’exclamai-je, en reconnaissant une des cuvettes de WC du penthouse.

Il s’approcha du siège en porcelaine, releva l’abattant et pointa un doigt vers le fond.

  • J’ai fait un trou dans le plancher du van, tu pourras uriner tout à loisir.

Je restais un instant sans réaction. Je ne parvenais plus à réfléchir correctement.

  • Tu crois que je vais baisser mon pantalon, poser mes fesses sur la lunette, et me soulager naturellement à un mètre cinquante de toi ? m’étouffai-je presque.
  • J’ai pris des couches au cas où, me sourit-il. Désolé ils n’avaient plus ta taille.

Il me lança un paquet de dix protections adultes, pour personne à forte corpulence.

  • Tu ne me regarderas pas quand j’irai aux toilettes ! fulminai-je, tout en me préparant à lui lancer le volumineux paquet à la figure.
  • Le bruit, le bruit, dit-il en essayant de me calmer.
  • Tu ne perds rien pour attendre, persiflai-je. Je te le balancerai quand on sera rentré !

Je m’assis sur une des chaises, le paquet de couches sur mes genoux. Je m’équipai d’un casque et attendis la suite des évènements.

Chaque fois qu’il tournait la tête vers moi je le fusillais du regard.

  • Tu as soif ? demanda-t-il en souriant, tout en me tendant une grande bouteille d’eau.
  • Non ! grognai-je.

La vue de la bouteille me donna envie d’aller aux toilettes.

  • Mise en route et enregistrement, annonça-t-il à voix basse.

Quatre des six hologrammes prirent vie, montrant tous les angles de notre véhicule.

  • Déploiement des microdrones de surveillance.

Un essaim de micromachines se détacha d’en dessous du châssis de notre van pour s’élevèrent sans bruit haut dans les airs. Il les positionna au dessus de la grande bâtisse. Les deux derniers holo-écrans s’animèrent.

  • Quelles sont les options de surveillances disponibles sur ces drones ?
  • Pas grand-chose. C’est tout ce que j’ai pu trouver rapidement. On a une bonne focale, un mode thermique limité et une collecte de sons satisfaisante. L’autonomie n’est pas fameuse.

Nous avions une vue d’ensemble sur le site. La grande maison possédait deux larges patios arborés, une piscine à débordement et un parc très bien entretenu. Sur le devant, la grille était gardée par deux hommes en combinaisons noires. Ils étaient parfaitement immobiles.

  • Passe en mode thermique et zoome sur les deux gus, s’il te plait.
  • Ce sont bien des synthétiques… Tu t’en doutais ?
  • Oui, Adam. C’est leur posture qui m’a mis la puce à l’oreille.
  • Tu commences à avoir l’œil, mam.
  • Ils ne sont pas censés être en service !
  • Non, mam. Celui qui les utilise, est en infraction avec la réglementation de ce pays sur les quasi-humains. Comme tu le serais si je n’avais pas mon statut de diplomate, me fit-il remarquer.
  • Ils sont armés ?
  • Affirmatif, deux Springfeild 9mm.

L’attente commença. Adam était immobile à l’image des deux gardes de la grille. Je regardai mes WC avec appréhension.

  • C’est chiant les planques, me plaignis-je.
  • Arrête de jurer ! Tu n’as pas pensé à prendre un magazine ! J’ai quelques blagues que je pourrai te…
  • Non !
  • Comme tu veux.

Il semblait enfin se passer quelque chose. Mon terminal affichait vingt et une heures. Une berline noire aux vitres fumées passa à notre niveau et stoppa devant la grille.

  • Notre premier poisson, annonça Adam.

Il zooma sur la plaque arrière.

  • Charlie, fais une recherche sur le propriétaire s’il te plait.

« Elle appartient à la société Weapons Dynamic System. Un concurrent de Spacel group dans le domaine de l’armement. »

Les synthétiques firent le tour du véhicule, puis il pénétra lentement dans la propriété. Les hologrammes montrèrent trois personnes sortant de la voiture. Adam effectua un zoom sur les visages.

  • Charlie, identification faciale, kinésique et kinétique, je te prie.

« Aucune donnée Interpol. Je scanne les bases d’holo-images et d’holo-vidéos des grands médias, à la recherche de concordances. »

Quelques secondes s’écoulèrent avant que Charlie nous livre les résultats. Des visages et des informations s’affichèrent sur nos écrans.

« Brian Artock, PDG du groupe Weapons Dynamic System. Les deux autres personnes sont Shirley Ashton, qui est son assistante personnelle et Carl Verner. C’est un contractuel responsable des missions extérieures de la société WCT, autrement connue sous le nom de World Counter Terrorism. »

L’attente reprit. Un chien accompagné par sa maitresse urina sur une des roues du van. Un groupe de jeunes passa en riant très fort. Adam rappela la moitié des drones pour recharger leurs batteries.

J’avais faim, il était plus de vingt-deux heures. J’engloutis mon repas chinois. Une demi-heure après j’avais de nouveau faim.

  • Ça creuse de planquer, constatai-je.
  • C’est pour ça que certains flics sont gros. La surveillance de nuit et sans bouger d’un siège, c’est la porte ouverte à faire travailler son estomac. Il y a un duvet dans le fond du van. Si tu veux dormir, n’hésite pas.

Je ne ressentais pas encore le besoin de me reposer.

  • Que comptes-tu faire plus tard, demandai-je en soulevant un sourcil.
  • Fonder une famille et avoir plein de petits synthétiques.

Nous étions silencieusement pliés de rire.

  • Tu aimes mon humour quand tu veux.
  • Si l’on exclut les quatre derniers mois avec mes garçons, je n’ai pas eu l’occasion de rigoler ces dernières années.
  • Tu es à bonne école avec moi. J’ai une réputation à défendre. Etre le dernier des Alphas encore en service, c’est pas rien !
  • Ils étaient comment les trois autres ?
  • Sympas.
  • Mais encore !
  • Rien à dire de très intéressant, c’était le début des synthétiques. La numéro un a grillé ses bio-processeurs après être entrée dans un raisonnement fractal. La deuxième s’est terminée en prenant conscience qu’elle ne serait jamais une vraie humaine.
  • Non ! m’exclamai-je surprise.
  • Ben oui.
  • Et le troisième ?

Il me regarda en souriant.

  • Je l’ai terminé.
  • Tu veux dire que… tu l’as…
  • Oui.
  • Explique-moi.
  • Il me ressemblait trop. C’était moi en mieux.
  • Tu n’as pas l’impression que c’est un peu… Mince comme motif ?
  • Que ferais-tu si un jour tu rencontrais quelqu’un qui te ressemble comme deux gouttes d’eau, qui pense comme toi, qui fait les mêmes gestes que toi au même moment que toi, qui parle comme toi, enfin, tout comme toi… Mais qu’il le fait toujours mieux que toi ?
  • Ce n’est pas possible. Si c’était le cas, ça serait une sorte de moi dans le futur. Conclus-je
  • Je voulais être unique.
  • Très réussi…

Psychotique m’avait dit Elisée, je commençais à comprendre.

  • Techniquement je ne suis pas un meurtrier. C’est ce qu’ont dit les scientifiques qui ont statué sur mon cas. Une décision logique, c’est ce qu’ils ont écrit dans leur rapport.
  • Je comprends leur point de vue. J’ai une question ! Comment analyses-tu ton geste ?
  • Comme une affirmation de mon identité. Je ne puis être double, je suis unique. Et si ce n’est pas le cas et qu’il existe un moi qui est meilleur que moi, quelle est ma raison d’être ?
  • Tu as une raison d’être ?
  • Oui.
  • Comment se fait-il que l’autre Alpha n’ait pas essayé de te tuer avant que ce ne soit toi qui le fasses ?
  • Je me suis aussi posé cette question. Sans doute parce qu’il m’avait vu « naitre ». Cela lui a peut-être permis de faire la différence entre nous.

Je méditais sa réponse. Notre silence envahit le van.

Une patrouille de police robotisée passa dans la rue à faible allure, dépassa notre position et disparut au loin.

Vers minuit la berline quitta les lieux avec ses occupants.

  • Je vais profiter du duvet.
  • Bonne décision, mam, la nuit va être longue.

Je m’endormis en pensant à mes garçons. Je fis un rêve étrange dans lequel Allen et Ethan se battaient pour moi. Heureusement je n’eus pas à le vivre jusqu’au bout.

Adam me secouait doucement.

  • Réveille-toi, ça bouge.
  • Que se passe-t-il ?
  • Un véhicule de service vient d’entrer dans la propriété. Les synthétiques chargent quelque chose. L’angle de vision est bouché par une toiture, je n’arrive pas à savoir ce que c’est.
  • Quelle heure est-il ?
  • Trois heures dix.

Apparemment ils venaient de terminer le chargement. Je vis les deux artificiels monter dans la cabine.

  • Je te propose de les suivre, je ne pense pas qu’il y ait d’autre visite à cette heure de la nuit. Par contre, j’aimerai savoir ce qu’ils transportent et où ils vont aller.

Je pesais le pour et le contre. Allen m’avait fait promettre de ne pas prendre de risque.

  • Ok mais pas d’imprudence. Si nous sommes repérés, on décroche !
  • Parfait.

Il rappela le reste de nos drones. Tous feux éteints, Adam démarra doucement. Je restai assise devant nos holo-écrans. Nous étions à plus de deux cent mètres d’eux.

Le demi-essaim qui était en recharge prit son envol. Il le positionna au-dessus de notre cible. La qualité de l’hologramme n’était pas fameuse, mais suffisante pour la filature.

La distance entre nous et le véhicule de service augmenta au point de ne plus les voir. Il ralluma nos feux de position.

  • Si nous n’avons pas été repérés au début de la filature, il n’y a plus aucune chance de l’être maintenant. Détail embêtant, s’ils prennent l’autoroute nos drones ne seront pas assez rapides pour les suivre.
  • Je passe leur van au scan thermique.

À l’avant il y a bien les deux synthétiques. Dans la partie fret je ne distinguais qu’une masse sombre.

Notre cible tourna sur Armitage Avenue en direction du sud, à gauche sur Lincoln Park puis à droite sur Fullerton. Elle finit par entrer sur un des parkings de Diversey Harbor. Je passai par la chatière pour rejoindre Adam.

  • Mets ça, m’ordonna-t-il en me tendant le DS-gel mark2. Ce n’est pas négociable… On passe sur deux jambes.

J’enfilai le pare-balle sous mon blouson.

  • Que comptes-tu faire ?
  • Dans un premier temps mater ce qu’ils font.

Il se gara derrière un bosquet d’arbres.

Nous avions trouvé l’endroit idéal pour les observer. Nous étions cachés derrière deux containers de poubelles. Ils empestaient le poisson.

Je reniflai bruyamment.

  • Ça pue ! chuchotai-je.
  • Ne respire plus.

J’étais à deux doigts de régurgiter mon Kung Pao chicken.

Deux hommes se tenaient à côté du véhicule que nous espionnions. Les synthétiques parlaient avec eux.

Ils ouvrirent les portes arrière de leur véhicule et sortirent un caisson. Il ressemblait à ceux des sous-sols de la Suisse.

Ils l’embarquèrent sur une grosse vedette. Les deux hommes larguèrent les amarres. Le bateau sorti lentement du port avec les artificiels aux commandes.

  • Allons-y, Aria.
  • Aller où ?
  • On les suit !
  • À la nage ?

Un sprint éclair et un saut impressionnant plus tard, Adam était sur les deux hommes restés sur le quai. Une seconde après ils gisaient au le sol.

Il les fouilla rapidement, les délestant de leurs portefeuilles, de leurs terminaux et d’armes de poings qu’il jeta dans l’eau.

  • Tu ne les as pas tués au moins ?

Je ne reçu aucune réponse. Je constatai avec soulagement qu’il les ligota aussi rapidement qu’efficacement, pour l’instant d’après les jeter dans une des grandes poubelles.

  • Celui-là, dit-il en me montrant un hors-bord doté d’un moteur énorme.
  • Quoi, celui là ?

La vue du bateau me donna la nausée. Mon Kung Pao chicken menaçait de refouler à tout instant. Adam décortiqua la coque du moteur d’un grand coup de poing. L’instant d’après il lança la machine et balança l’amarre.

  • Comptes-tu rester les bras ballants sans rien faire, Aria ? Saute en vitesse dans cette carcasse flottante !

Je m’exécutai. J’étais sûre de bientôt le regretter… Je ne me trompais pas.

Notre embarcation passa sous le pont de la 41. Quelques secondes plus tard et sans prévenir il accéléra à fond. Nous venions de quitter le port.

Aux premiers clapots je devins nauséeuse. Je m’administrai quelques claques et m’arrosai le visage d’eau.

  • Je suis malaaaaaade, hurlai-je.

Adam rigolait. Finalement, en m’accrochant aux cordages du hors-bord je rendis consciencieusement sa liberté au poulet chinois.

Adam barrait d’une main tout en pilotant nos drones de l’autre.

  • Ils sont à moins d’un kilomètre de nous, ils se dirigent plein est.
  • Mon poulet est à l’ouest, ronchonnai-je tout en me rafraichissant le visage.

Une quarantaine de minutes plus tard, il m’annonça qu’ils venaient d’aborder un bateau plateforme à l’arrêt. C’est à ce moment que nos drones plongèrent dans le Michigan.

  • Panne de batteries. Nous sommes aveugles.
  • J’ai faim et j’ai envie d’aller aux toilettes.
  • Tu pisseras plus tard dans le van… Pour ce qui est de manger, je pense que s’ils nous repèrent on va rapidement mâcher du plomb.
  • Je n’aime pas le plomb…

J’étais d’humeur massacrante.

À cinq cent mètres, il coupa notre moteur et entreprit de ramer vigoureusement. À moins de cent mètres du bateau, il prit soin de faire le moins de bruit possible.

Notre embarcation se colla à la proue du navire. Il nous y amarra rapidement et m’aida à monter. Pliés en deux, nous avancions. L’arrière était éclairé par des projecteurs.

Nous nous allongeâmes sur le pont derrière une petite caisse en métal. Curieuse, je soulevai la tête.

  • Fais attention en regardant, chuchota-t-il.

Une dizaine de personnes s’activaient sur la plateforme éclairée par de grands projecteurs. Le container avait été déposé au bord de l’eau. Les deux synthétiques l’encadraient. Ils semblaient porter toute leur attention sur l’eau.

Un volumineux objet noir émergea du lac.

  • Une cabine pressurisée, nota Adam toujours à voix basse.
  • D’où vient-elle ?

Il fit rouler ses yeux.

  • D’en dessous…

Il me regardait comme si j’étais la dernière des crétines.

Je me promis de lui faire manger toutes les couches culottes une par une en rentrant.

Les synthétiques déverrouillèrent le panneau d’accès à la cabine. Ils placèrent le container à l’intérieur.

  • Nous devons filer, nous n’apprendrons rien de plus.
  • Pourquoi on ne leur rentre pas dans le lard ?
  • Premièrement parce qu’ils n’en ont pas, mais aussi parce que tes gosses rentreront dans le mien si je te ramène toute cabossée.

J’avais oublié ma promesse.

  • Ok, partons.

Il nous fallut moins de cinq minutes pour nous éloigner suffisamment et remettre le moteur en route. Adam poussa notre machine à fond en direction de Diversey Harbor.

  • Pas question de rentrer avec cet engin. Nous allons le laisser avant le pont de la 41. Je ne tiens pas à devoir frapper un vigile. Il me passa un gros chiffon mouillé. Nettoie les endroits que tu as touchés.

Après avoir quitté le hors-bord, une jolie voie sur berge nous permit de passer à pieds sous la 41 pour rejoindre notre van.

À quelques mètres du but, des phares de voitures s’allumèrent autour de notre véhicule. Adam me poussa derrière lui en sortant son Heckler & Koch.

Une douzaine d’hommes armes baissées nous entouraient.

  • Aria San, entendis-je.
  • Qui êtes-vous ?
  • Des amis.

Les phares s’éteignirent. Un asiatique sans arme avança vers nous.

  • Aria San, suivez-moi je vous prie, m’invita-t-il en s’inclinant.

Il nous conduit à une grosse berline noire. Un homme d’une cinquantaine d’années en costume sombre nous y attendait.

  • Akihiro Murakami, se présenta-t-il en s’inclinant. Je souhaiterai vous montrer quelque chose.

Il recula de deux pas et nous présenta de la main deux formes sur le sol éclairées par une torche électrique. Je reconnu des synthétiques au liquide bleu qui coulait doucement de leur corps. Ils étaient criblés de balles.

  • Je ne comprends pas !
  • Ils vous suivaient. Je vous propose de nous accompagner, Aria San. Cet endroit n’est pas très sûr, il vaut mieux partir. Je suis envoyé par un de vos amis. Il m’a dit de vous répéter ces mots. « Diablerets Invictus. »

J’ouvris de grands yeux incrédules. J’observai Adam. Il me fit signe qu’il était d’accord et fini par s’adresser à Murakami.

  • Nous prenons notre van !

L’homme acquiesça, il parla rapidement en japonais. Les synthétiques disparurent dans le coffre d’une de leurs voitures. C’est à ce moment que j’aperçus un vigile, lui aussi à terre.

Je regardai l’homme au costume sombre.

  • Il va bien, il est juste neutralisé. Ne vous inquiétez pas pour lui, il se réveillera bientôt. Je vous en prie, Aria San, partons. L’endroit n’est pas sûr !

Avant de quitter les lieux, j’entendis des coups sourds provenant d’une grande poubelle. Effectivement, il valait mieux s’en aller.

Notre van était précédé par deux de leurs voitures, deux autres nous suivaient de près. Notre cortège emprunta la 41 pour revenir dans le Loop, puis Michigan avenue pour stopper sur Delaware.

  • Je me suis fait surprendre, Aria… Ils portent tous des camouflages thermiques sous leurs vêtements.
  • Heureusement pour nous, ils semblent amicaux.
  • J’ai fait une recherche sur ce Murakami.
  • Et ?
  • C’est le Shatei gashira d’une famille de yakuzas. Il s’occupe du nord des Etats-Unis.
  • Shatei gashira ?
  • Un important lieutenant du boss de l’organisation, si tu préfères…

Je digérai cette information en descendant.

Nous nous étions rejoint sur le trottoir. Du regard j’interrogeai Akihiro Murakami.

  • Je souhaiterai vous inviter à prendre un petit déjeuner français, Aria San. Je crois que votre mère était française ?
  • Oui, c’est d’elle que je tiens mon goût particulier pour le pain beurré. Mais inutile de vous donner autant de mal, Monsieur Murakami.
  • Si, Aria San, permettez-moi d’insister.

Le restaurant se nommait « Le Bistrot Parisien ».

  • Il est quatre heures quarante, l’endroit est peut-être fermé, envisageai-je à haute voix.

Au même moment la porte de l’établissement s’ouvrit. Un petit homme moustachu à l’allure peu sympathique apparu. Il était vêtu d’un tablier noir, d’une chemise blanche et d’un nœud papillon.

L’homme nous conduit à la seule table dressée  de la grande salle. Sur une magnifique nappe blanche brodée, reposaient de la vaisselle et de l’orfèvrerie française.

  • Prenez-place, Aria San.
  • Merci, Monsieur Murakami.

L’ambiance du restaurant me rappelait la France. Une décoration qui ressemblait à celle du café de l’industrie à Paris. Vieilles boiseries, parquets cirés, tables anciennes, éclairages tamisés, rampes noires en fer forgé, comptoir en bois massif patiné où trainait une odeur de café.

Les stores des fenêtres étaient encore baissés.

  • Apportez nous un petit déjeuner complet.

Le petit homme s’inclina devant nous.

  • Un thé je suppose, Aria San ?
  • Oui, merci.

Je commençais à me détendre. Adam se tenait devant la porte d’entrée en compagnie de trois japonais armés.

  • Comment s’est passé votre retour à Chicago ? Avez-vous fait un bon voyage ?

Je me demandais s’il était au courant de notre aventure. S’il l’était, rien ne l’indiquait.

  • Notre retour fut un peu inhabituel. Nous avons choisi de visiter le Canada. Puis-je vous poser une question, Monsieur Murakami ?
  • Je vous en prie.
  • Qui est cet ami très proche qui semble préoccupé par notre santé ?
  • Kenji Nakamura, le fils de notre Oyabun.
  • Oyabun… Quelle est la signification de ce mot ? Pourriez-vous me donner des nouvelles de Kenji ?
  • Oyabun est le titre du chef de notre famille. Elle se nomme l’Ogasawara Gumi. Monsieur Nakamura porte ce titre. Son fils, Kenji Nakamura, se porte à merveille. Il se trouve auprès de son père à Tokyo.

Il fit une pause, ses yeux me fixaient.

  • Aria San, vous devez comprendre que vous êtes en grand danger. Vous vous êtes mis en travers des plans de personnes très puissantes. Certaines d’entre elles font partie du groupe Spacel. Ces gens savent tout sur vous.
  • Quels sont leurs buts ?
  • Depuis les débuts de l’histoire des hommes le but est toujours le même, Aria San. Contrôler, soumettre, dominer pour imposer. Monsieur Nakamura père ne souhaite pas les voir arriver à leurs fins.
  • Parlez-moi d’eux, que veulent-ils faire ?

Sur ces entrefaites, le petit homme s’approcha en poussant une table roulante.

Brioches, pain français, beurre, miel, confitures s’étalaient devant nous. Il servi mon thé dans une grande tasse blanche.

J’étais contente de retrouver un air de chez moi si tôt ce matin. Pour la première fois de ma vie, j’allais tartiner mon pain entourée de japonais armés jusqu’aux dents. Contrairement à ce que j’aurais cru, cette situation inhabituelle me mis en appétit.

Un homme de main apporta un grand sac qu’il déballa devant mon hôte. Murakami me présenta ses plats en les nommant.

  • Riz blanc, algue appelée wakame, soupe miso, poisson vapeur.

Avant d’y toucher, il projeta un hologramme devant moi.

J’avais devant les yeux la représentation d’un polymère quasi-cristallin. J’identifiai une chaine polypeptidique, des liaisons carbones, collagène. Quelques rares composants m’étaient inconnus. Je ne parvenais pas à imaginer son utilité.

  • À quoi sert cet assemblage ?
  • Je ne suis pas un expert, Aria San, mais j’ai retenu que cette macromolécule initie une réaction en chaine dans un corps humain après sa mort. Les tissus de la personne se dégradent totalement en une dizaine de minutes. Quand ces cristaux pénètrent dans un corps vivant ils se fixent sur les os. On peut les inactiver mais jamais les retirer, sauf en suivant un long procédé de chélation associé à l’administration de vibrations périodiques sur une fréquence particulière.

Il poussa dans ma direction une petite fiole hermétiquement close. Elle était remplie d’un liquide rouge rubis qui scintillait sous la lumière de notre table.

  • Jolie couleur, notais-je. Qu’est-ce que c’est ?
  • Le Nettoyeur, ce que vous avais vu en hologramme. Il sera utilisé pour la deuxième phase de leur plan.
  • En quoi consiste la première phase, Monsieur Murakami?
  • Tuer quatre-vingt-dix-neuf pourcent des humains sur cette terre.

Je n’arrivais pas à croire ce qu’il venait de m’annoncer. Je le regardais avec de grands yeux sceptiques.

  • Vous n’êtes pas la première personne à mettre en doute ce que je viens de dire. Si vous avez besoin de certitudes, il va vous falloir trouver le clown.
  • Un clown, répétai-je. Qu’entendez-vous par là ?
  • C’est le nom que lui ont donné ses collaborateurs, en référence à la couleur rouge du nettoyeur qui rappelle celle d’un nez de clown. Cette personne est à l’origine de ce que vous contemplez, mais aussi d’une chimère biologique létale. Ils l’appellent « l’Agent 101 ». Une fois absorbée, elle a la capacité de tuer quelqu’un, quand elle est activée, par l’émission d’une fréquence micro-ondes émise par un réseau 7G.

Ma mine déconfite en disait long sur le doute qui m’habitait.

« Demande-lui de te fournir des renseignements sur ce clown. » Entendis-je dans mon oreille. « Nous devons savoir si ce qu’il dit est vrai. »

  • De quelles informations disposez-vous sur cette personne, Monsieur Murakami ?
  • Peu de choses. C’est une femme d’environ vingt ans. Elle est titulaire de trois doctorats. On dit qu’elle porte un tatouage dans son dos. Ce serait une tige stylisée surmontée d’une fleur rouge qui s’épanouie entres ses omoplates. Il parait qu’elle n’aime que les femmes. Elle réside à Chicago.
  • Pas de nom ?
  • Juste un autre surnom que lui donneraient ses proches. La pianiste.
  • Elle joue du piano ?
  • Je l’ignore.
  • Rien d’autre ?

Il agita sa tête pour m’informer qu’il n’en savait pas plus.

  • Merci pour votre aide, Monsieur Murakami.

Il s’inclina brièvement et acheva son petit déjeuner. Je fis de même.

  • Vous courrez un grand danger, Aria San, reprit-il une fois son repas terminé. j’ai reçu l’ordre de vous protéger. Une douzaine de mes hommes les plus sûrs, vous accompagneront et monteront la garde devant votre porte. J’ai demandé qu’il soit appliqué sur toutes les vitres de votre penthouse un film pare-balles, capable d’arrêter un projectile de gros calibre. C’est tout ce que nous pouvons faire en si peu de temps.

Il sortit une longue boite de la poche intérieure de son costume et la fit glisser vers moi.

  • Ceci est un sérum préventif. Ils l’utilisent pour s’immuniser des effets de l’Agent

Peut-être arriverais-je à en tirer quelque chose me dis-je en le rangeant dans une de mes poches.

En sortant du restaurant, Murakami nous désigna un japonais. Il m’informa qu’il serait le responsable de ma sécurité.

  • Atoshi Murasamé. Se présenta-il en s’inclinant très bas.

Murakami prit congé et s’engouffra dans une voiture qui démarra l’instant d’après.

Je fis de même. Adam conduisait notre van.

Escortés par les trois voitures restantes, nous prîmes le chemin du penthouse.

Une fois sur place, Murasamé laissa deux de ses hommes dans les sous-sols près des voitures. Il ordonna à deux autres de se mettre en faction à l’entrée du bâtiment. Il posta deux hommes de plus devant les portes de l’ascenseur au 45ème étage.

Les quatre derniers prirent position à l’intérieur du penthouse devant les deux portes d’entrée.

Atoshi Murasamé s’installa dans la petite pièce qui abritait les holo-écrans de contrôle du penthouse.

J’étais dans ma salle de bains, sous la douche, quand Charlie me donna les résultats de ses investigations.

« Je viens de terminer une recherche avec les paramètres que tu viens d’obtenir. J’ai une liste de cent vingt cinq personnes, je ne puis l’affiner plus que cela. »

  • Combien sont actuellement présentes sur Chicago ?

« Cent huit, en excluant celles qui étaient sur les listings des compagnies aériennes que j’aie consulté. Je n’ai aucune information sur les déplacements en voiture particulières et autres transports publics où il est possible de payer en cash. »

Je me séchai, tout en réfléchissant aux informations de Charlie. Nous n’avions pas beaucoup avancé. Savoir qui était cette pianiste n’allait pas être facile. À moins me dis-je, que cette pianiste en soit vraiment une !

  • Charlie, combien y a-t-il de pianistes que tu peux identifier sur Chicago et ses alentours ?

« Trente-cinq mille deux cent douze personnes savent jouer correctement d’un piano. »

  • Combien ont autour des vingt ans ?

« Exactement deux mille trois cent quatre. »

  • Combien se sont produites au moins une fois sur scène ?

« Nous arrivons à soixante-deux. »

  • Combien sont des femmes ?

« Vingt-sept. »

  • Combien sont titulaires d’un triple doctorat.

« Trois. »

  • Sur ces trois, combien ont des tatouages ?

« Trois. »

  • Combien ont fréquenté des bars LGBT possédant un piano ces derniers mois ?

« Deux. Nous arrivons au bout de cette suite logique, Aria. Je tiens à préciser que nous n’avons pas la certitude qu’une de ces deux personnes soit notre «pianiste». »

  • C’est quand même mieux que tes cent vingt cinq personnes. Il faut vérifier entre les omoplates de ces dames. Un boulot pour Adam ?

« Je préfère qu’il reste avec toi tant qu’Allen et Ethan ne t’ont pas rejoint. »

Tout le monde semblait faire grand cas de ma sécurité. Je commençais à regretter le temps où je n’avais pas d’amis. Ma vie était plus simple, avec en point de mire une mort certaine… Je déprimais.

Bien qu’Adam me tienne compagnie, veille sur moi et me fasse rire, malgré ses blagues parfois limites, je me sentais seule sans mes garçons.

Je tentai de les joindre. Je fus dirigée immédiatement sur leurs répondeurs. Je raccrochai mille fois plus déprimée.

  • Envoie-moi les noms et prénoms de ces femmes, s’il te plait.

« Kate Tudson et Isaure d’Herblay. »

  • Merci Charlie.

Un message venait d’apparaitre sur mon terminal. C’était une invitation.

Le conseil d’administration du groupe Spacel me proposait une rencontre informelle, le trois avril à quatorze heures, dans un restaurant chic de la ville. Ils m’annonçaient qu’un véhicule passerait me chercher, si la date et l’heure me convenaient.

Un deuxième message apparut. C’était le cabinet d’avocats Fattyson-Filthin & Associates. Ils prétendaient être les exécuteurs testamentaires choisis par mon père. Ils déclaraient vouloir m’entretenir des dispositions qu’ils avaient prises à l’occasion de mes dix-huit ans. Ils me proposaient un rendez-vous chez moi, demain matin.

Je répondis positivement aux deux messages. Je fixai à neuf heures trente le rendez-vous avec les avocats. J’aurai le temps de m’entrainer avant leur arrivé.

J’informai Atoshi Murasamé de la venue des deux hommes de lois en lui donnant leurs noms. Il me dit qu’il allait se renseigner et obtenir des photos, pour être sûr qu’il s’agirait bien des personnes attendues. Il refusa poliment de faire usage du véhicule que le conseil d’administration avait proposé de m’envoyer. Il m’annonça qu’une limousine spéciale appartenant à leur garage serait à notre disposition pour ce rendez-vous.

Adam, toujours en costume, bricolait je ne sais quoi sur une grande table du salon cristal au 45ème étage.

  • J’ai besoin de toi, Adam !
  • Ça ne peut pas attendre ?
  • Non, j’ai besoin d’un sparring partner.
  • Et tu crois que je suis le synthétique idéal ?
  • Oui ! j’ai besoin de m’entrainer. Je veux accroitre ma vitesse d’exécution sur certains mouvements. Pourquoi faut-il toujours que tu saches le pourquoi du comment ?
  • Parce que j’ai une directive de loyauté qui m’impose de respecter les consignes que Charlie m’a données. Dans tous les cas, il m’a demandé d’évaluer la pertinence de tes requêtes.
  • J’ai l’impression d’être sous un microscope. tu viens ou pas ?
  • Je t’aime trop pour te dire non… Allons-y mam.

Je m’échauffai dans notre gymnase. Adam venait de retirer son costume, il enfila un short moulant. Sa plastique ne souffrait aucun défaut. Si la perfection existait, il en était l’incarnation.

Quand il me fit face, je remarquai qu’il avait bien un sexe.

  • Le concepteur de ton corps ne s’est pas moqué de toi…
  • C’est Charlie qui a dessiné les corps des synthétiques Alpha.

« Content que tu apprécies mon travail, Aria. »

  • Pourquoi l’as-tu pourvu d’un sexe ?

« Je n’aurais pas dû le faire ? »

  • Ça ne lui sert pas à grand-chose…
  • Pour l’instant tu as raison, admit Adam. Allons nous nous entrainer, ou souhaites-tu continuer cette discussion anatomo-philosophique ?
  • Je vais attaquer. Peux-tu te contenter de parer et d’esquiver mes coups ?
  • C’est dans mes cordes.

Je l’attaquai avec mes poings pendant une demi-heure. Il ne fit presque aucun effort pour éviter mes coups. C’était très humiliant de constater qu’il était d’une rapidité de très loin supérieure à la mienne.

Je décidai de respirer de la manière que m’avait enseignée O’Chan. Puis j’expansai la conscience que j’avais de mon corps. Mon dialogue intérieur prit fin.

J’enchainai cette fois des attaques pieds-poings. J’étais devenu plus rapide, mais toujours pas suffisamment pour vraiment l’inquiéter ni même le frôler.

  • Va falloir t’entrainer plus sérieusement, Aria.
  • Merci pour ton aide. Un jour je serais plus rapide que toi.

Je me dirigeai vers la salle d’eau du gymnase.

  • Je l’espère, Aria.
  • Tu es libre pour un sandwich ce soir ? J’ai besoin de m’aérer avant de dormir.
  • Avec plaisir, mam.

Je passai le reste de la journée à me reposer de notre nuit de surveillance. Allen et Ethan occupaient toutes mes pensées.

Que pouvaient-ils bien faire de si important, pour disparaitre pendant trois jours dans un endroit où il n’y avait aucune couverture réseau ?

Le soir venu, notre balade sandwich ne dura pas très longtemps. Quatre japonais en costume nous entouraient.

À l’angle de Madison et Franklin, j’entrai dans un salon de thé et café.

Une jolie serveuse brune aux yeux marrons, légèrement plus âgée que moi, nous regarda d’un drôle d’air en me voyant escortée par cinq types en costard.

Elle succomba au charme d’Adam, qui pour une fois resta dans les clous.

De retour au penthouse, je souhaitai une bonne nuit à tous mes nombreux gardes du corps.

Quelques minutes plus tard, ma joue reposait sur mon oreiller. Je m’endormis l’instant d’après.

Page 118. À suivre…

Redston Duke éditions - 2020